« Soul », de Pete Docter et Kemp Powers
On pensait bien – on espérait – que Soul, le dernier-né des studios Pixar (aujourd’hui propriété du mastodonte américain Disney), finirait par trouver le chemin des salles de cinéma. Retenu dans la sélection du Festival de Cannes 2020, programmé, puis reporté, et reprogrammé, le vingt-deuxième film d’animation de la firme dut en fin de compte se satisfaire d’un atterrissage forcé sur la plateforme de streaming du vaisseau amiral, Disney+.
Nous le déplorons, car cette réussite, tant plastique que dramatique, pour petits (pas trop petits, cependant) et grands, méritait la belle amplitude de l’écran de cinéma. Alors, en rendre compte malgré tout, serait-ce là se renier, renoncer à la cérémonie de la salle, se détourner du droit chemin qui conduit au temple des images animées ? Serait-ce déjà là abandonner un peu de notre âme aux diables de Netflix, HBO (Warner), OCS (Orange), Amazon Prime Video et autres plateformes dites d’auteurs (LaCinetek, FilmoTV, UniversCiné…) ?
La vie comme du jazz
Le non-moins diabolique Sars-CoV-2 a asséché l’offre d’images nouvelles, mais il n’en a pas épuisé la demande. L’appétit est grand, comme la qualité de Soul, coréalisé par Pete Docter (à qui l’on doit notamment Vice-versa en 2015, la matrice conceptuelle de Soul) et Kemp Powers, premier Afro-Américain aux commandes d’une œuvre des studios, dont le héros est aussi de couleur (avec voix de l’omniprésent Omar Sy en VF/Jamie Foxx pour la VO).
Or, en vertu de cette qualité, et à la manière de nos bons vieux DVD, dont l’intérêt majeur consiste à pouvoir réviser en permanence, à voir et à revoir un plan, une scène pour en épuiser les richesses (c’est vrai de Chaplin et de Kubrick, de Murnau et de Bergman, de Welles et de Tarkovski, d’Hitchcock et d’Ozu, Panahi, Fellini, Ford, Bresson, de Playtime de Tati et du Trou de Becker… la liste est longue), on ne se plaindra pas de la possibilité de visionner cette nouvelle fantaisie pixarienne autant de fois qu’on le veut, surtout si l’on est accompagné de jeunes enfants, tant les chausse-trappes dramaturgiques et les questionnements philosophiques (la vie, la mort, les passions, le plaisir, les sens, la prédestination, le temps…) foisonnent.
Soul nous invite à un palpitant voyage à travers les tourments de l’âme humaine. Riche en embardées narratives et en trouvailles visuelles, le film imagine la manière dont elle vient aux individus (après passage au « Grand Bazar » des passions), et leur tient lieu ensuite d’identité, de conscience, de caractère, de tout ce qui fait ce que l’on est – ou que l’on devient. Pourvu de ce précieux viatique, l’être parcourt l’existence, libre de ses choix dans la mesure relative de ses dons et de sa capacité à les amender. L’inéluctable n’est ici qu’une force de résistance opposée à sa propre volonté. Si la vie est une musique de jazz, nous dit Soul, nous sommes les instruments de son style improvisé.
La mort est un (mauvais) gag
Professeur d’éducation musicale dans un collège new-yorkais, Joe Gardner a toujours rêvé d’être musicien de jazz comme son père (toujours sans le sou, lui rappelle sa mère). Or, le jour où on lui annonce sa titularisation, un de ses anciens élèves le contacte pour remplacer au pied levé le pianiste de la célèbre saxophoniste Dorothea Williams. Son audition réussie, Joe est tellement heureux et distrait qu’il tombe dans une bouche d’égout, un gag burlesque à la Mack Sennet qui l’envoie tout droit au ciel ! Joe est mort, mais refuse de l’être. On le comprend. Il a mieux à faire. Le ciel peut attendre, aurait souri Lubitsch.
Le petit homme (passer dans l’autre monde ne grandit pas, selon les deux auteurs du film) s’agite tant et si bien sur le tapis roulant vers le « Grand-Après » qu’il bascule et tombe dans le « Grand-Avant », provoquant une belle pagaille dans la comptabilité des âmes… Car, le « Grand-Avant », peint aux couleurs pastel, est le lieu même où les âmes embryonnaires font leurs classes (maternelles), sous l’œil de gentils Conseillers (les GO locaux), avant de se lancer sur Terre pour s’incarner dans les nouveau-nés et leur donner leur future personnalité.
Mort donc, mais bien décidé à ne pas le rester, Joe use d’un stratagème, se fait passer pour un « Mentor » et refait le grand saut avec « 22 », une âme rebelle, opposée depuis des siècles à l’idée de vivre sur terre. Hélas, l’homme manque sa cible et se retrouve dans le corps d’un gros matou (chez Pixar, les animaux autant que les objets ont une âme, cf. Toy Story, 1995), et « 22 » dans sa propre chair. Le ratage, créateur de quiproquos propres aux lois du genre, emballe le scénario et débride les dialogues sur le désir de vivre de l’un (d’autant plus grand qu’il est dépossédé de son enveloppe charnelle) et le refus d’exister de l’autre (prisonnier à la fois d’un corps et d’un monde, jugé absurde et dérisoire).
Joe, professeur de musique et de vie
On le devine, les premiers ressorts comiques du scénario consistent à placer les personnages dans une situation d’inconfort et de désaccord dichotomique, les poussant à rechercher une unité, un état d’équilibre où l’esprit fait corps avec la chair. Entre une âme en feu qui n’a encore rien vécu et un homme qui n’aura pas vécu sa flamme, chacun des deux doit trouver le moyen de se réconcilier avec lui-même. L’espace de la ville devient le terrain d’une initiation de la vie, avant le grand retour(nement de situation) conclusif dans l’au-delà.
Au gré de leur cheminement existentiel, Joe et « 22 » font la découverte d’une altérité insoupçonnée et stimulante. L’invisible se révèle à leurs yeux progressivement décillés. L’ordinaire du quotidien se dote de notes poétiques à mesure que les émotions affleurent. La lumière mordorée de l’été indien réchauffe l’atmosphère de la ville et arrondit les angles des rues d’une douceur nostalgique – les vieux clubs de jazz, les petits commerces de quartier, les trottoirs romantiques du Village, la photogénie new-yorkaise de Soul nous évoque celle idéalisée (un brin passéiste) du cinéma de Woody Allen. De là où il se trouve (à côté de lui-même), Joe devient spectateur de sa propre existence sur laquelle il porte un regard différent, décalé. Plus attentif, il écoute les autres et les entend mieux. Et se comprend mieux, bientôt prêt à s’accepter tel qu’il est.
La morale, nourrie de pragmatisme (y compris financier), invite le héros à accorder ses rêves à la réalité de ses compétences. Il n’est dès lors plus un musicien contrarié ou raté, mais un professeur de musique accompli, conscient de son rôle de passeur, du lien aussi mince soit-il qui le relie aux autres, avec lesquels il entretient un dialogue parfois inaudible mais toujours significatif, tangible et, au fond, constructif. La vie n’est pas un songe, ni ne doit se réduire à du temps passé et perdu à la regarder passer, à la rêver. Chacun y a son rôle à jouer – son savoir, son intelligence et sa sensibilité à transmettre. Joe prend alors peu à peu conscience de son appartenance au monde en même temps que « 22 » en découvre la saveur, le plaisir des petits gestes et des choses simples.
La vie n’est certes pas un rêve, mais une suite discontinue (« jazzée ») d’enchantements fugitifs, de rares « moments de grâce » qu’il faut savoir cueillir et cultiver à nouveau (la « zone » réservée à cet état compte parmi les meilleures idées du film). Le motif épicurien est, à vrai dire, le socle de Soul. Et la vie sursitaire de Joe, son acharnement à revivre, à accomplir ce pour quoi il se sent « fait », en constitue l’éclatante démonstration. Le personnage passe son temps à cavaler après sa vie d’avant, qu’il finit par rattraper par un jeu de boucle temporelle. La « flamme » après laquelle il court le ramène à sa « vocation ». Joe est un mentor, un homme qui oriente, qui éclaire, qui transmet. Qui enseigne. Et c’est bien là ce qu’il sait faire de mieux, et qui le ravit plus qu’il ne pense. C’est par lui, par son corps même, que naît le désir de vivre de « 22 », et c’est grâce à sa passion de la musique, transmise à Connie, la petite joueuse de trombone, que celle-ci décide de poursuivre la pratique de son instrument.
Joe, ou le sens de la vie
Enseigner le goût de la vie conduisant à l’épanouissement de l’être représente l’axe directeur de ce récit d’initiation. Sa morale optimiste, que l’on pourra juger naïve, n’incite pas pour autant à renoncer à sa « flamme » ou « vocation ». L’âme en perdition de « 22 » nous en prévient (douloureuse représentation graphique, évoquant autant Edvard Munch que le Golem d’Ailleurs de Gints Zilbalodis, 2020). Joe, son guide qui « veut toujours que la vie ait un sens » (« C’est d’un primaire ! », soupire l’un des conseillers du « Grand-Avant »), l’encourage à persévérer, à creuser la voie du désir, à approfondir le sillon du plaisir. Cependant, précise encore le film de Docter et Powers, la vie ne saurait se réduire à une seule trajectoire, ou à une ligne droite dont la rectitude tiendrait lieu d’assurance-vie. Trop simple, trop ennuyeux. À vouloir tout maîtriser, l’individu s’épuise et n’acquiert pas forcément la réussite, encore moins la sérénité.
La vie est évidemment plus complexe, et ne se regarde pas seulement d’un seul point de vue. Un pas de côté, un changement de trajectoire est parfois nécessaire pour comprendre sinon percevoir la richesse qu’elle recèle en dépit des apparences et des obstacles qu’elle nous oppose. L’écart qui sépare le corps de Joe de son esprit apparaît comme l’espace de liberté nécessaire à l’homme pour mieux juger de sa situation, mieux apprécier la distance qui le sépare de ses rêves. Cet espace, le personnage fantasque de Vendelune semble pour sa part l’avoir conquis. La quarantaine venue, celui-ci a décidé de changer de cap et de plonger dans le mysticisme ; son corps se gondole aujourd’hui de plaisir sur les trottoirs de New York tandis que son esprit vogue sur les dunes du « Plan astral », situé non loin du « Grand-Avant », au rythme de Subterranean Homesick Blues, l’hymne dylanien adressé à tous les désireux de larguer les amarres…
Soul est une œuvre ambitieuse, drôle, émouvante, riche de questionnements divers, sociaux, moraux, existentiels, métaphysiques. Le traitement de l’au-delà vise à l’abstraction, à un dépouillement plastique auquel s’oppose le réalisme chaleureux de l’ici-bas. La porosité entre les deux est ténue et ne tient qu’à un fil (comme la vie), nous disent les deux réalisateurs qui s’offrent eux-mêmes la liberté de réduire leur dessin au simple trait graphique, évoquant Mirò et Picasso (cf. les Conseillers) et « La Linea » d’Osvaldo Cavandoli, qui fit la joie émerveillée des jeunes téléspectateurs des années 1970 (cf. Terry, le tatillon personnage des âmes défuntes, amenées à disparaître dans la lumière et le grésillement d’une lampe tue-mouche !). Le va-et-vient entre les deux espaces suggère qu’autre chose est possible, qu’une autre dimension existe, qui offre à notre monde un supplément d’âme. C’est sans doute un peu de cela que Joe trouve au fond de sa poche, comme autrefois George Bailey de La vie est belle (Frank Capra, 1946) voyait dans les pétales de rose de Zouzou l’indice du temps retrouvé, quand il y plonge la main et redécouvre la samare d’érable tombée du ciel et offerte à « 22 » en guise de bienvenue dans le monde. Gageons que celle-ci y trouve sa place et qu’elle sache en « savourer chaque minute ». À l’image renouvelée de Joe…
Philippe Leclercq