"The Visit", de M. Night Shyamalan. La peur et le grotesque
Au tournant des années 1990 et des années 2000, Moon Night Shyamalan s’est imposé à Hollywood, avec quatre films, comme le plus talentueux des jeunes cinéastes américains.
Sixième sens est un film fantastique marquant : au-delà des conventions du genre, des jeux avec les apparitions fantomatiques, M. Night Shyamalan a inventé une atmosphère unique, faite de mélancolie et d’effroi et a su transformer le cadre du film d’horreur en le déplaçant du côté du conte et du récit initiatique.
L’élégance de sa mise en scène, sa grande sobriété fondée sur des plans très longs et surtout très lents ont su mettre en avant un personnage d’enfant écartelé entre la vie et la mort, la conscience et la peur.
Cette poésie s’est affirmée dans Incassable, Signes et Le Village. Depuis, il paraissait s’être perdu.
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M. Night Shyamalan et Hollywood
La Jeune Fille de l’eau est incompréhensible et a connu un échec retentissant. Phénomènes est cependant très beau et pousse assez loin le minimalisme de son récit, puisque le cinéaste arrive à le faire tenir sur une idée étonnante de vent assassin – c’est le vent qui poussait les hommes à se suicider.
Le Dernier Maître de l’air est raté dans son récit et ses péripéties. After Earth essaie d’approfondir les thèmes de la paternité et de la transmission, mais le récit est bizarrement rythmé, presque statique, trop nettement artificiel et peine à intéresser jusqu’au bout.
The Visit se présente cependant comme une collaboration hybride entre ce cinéaste à l’imaginaire particulièrement reconnaissable et la maison de production Blumhouse, qui a mis au point des franchises efficaces (comme Insidious ou Sinister) pour conquérir le public adolescent à partir du succès prodigieux de Paranormal Activity.
Les films produits sont fondés sur le même principe : un budget très peu élevé de cinq millions de dollars, un huis clos, et assez souvent la présence du cinéma au cœur du film à travers un dispositif spéculaire. Paranormal Activity est fondé sur le cadrage stéréotypé des caméras de surveillance et renouvelle ainsi les codes de représentation de la peur au cinéma.
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L’adolescence et la mise en scène de soi
The Visit, quant à lui, s’appuie sur la mobilité des caméras légères et la facilité avec laquelle les adolescents s’approprient leur fonctionnement. L’histoire est ainsi celle de deux adolescents (Rebecca, l’aînée ; Tyler, le cadet) qui vont pour la première fois rendre visite à leurs grands-parents qui habitent la campagne de Pennsylvanie.
Pour immortaliser ce moment, Rebecca a l’idée de transformer leurs retrouvailles en instant de télé-réalité. Elle filme tout ce qui lui arrive. Elle met en scène les événements, présente les personnages et met immédiatement en récit et en images ce qui lui arrive.
Au début du film, on pense assez vite au classique de l’horreur des années 1990 : Scream, de Wes Craven. Ce n’est pas tant à cause de morts ou d’écoulements sanglants (il n’y a rien de tout cela dans The Visit) que de son principe presque abstrait. Pour faire évoluer les codes du film d’horreur, Shyamalan, aiguillé en cela par son producteur Jason Blum (Unfriended, qu’il a produit, associe fantômes et discussion numérique en forum), regarde comment vivent et se comportent les adolescents ou les jeunes adultes aujourd’hui.
L’idée forte de Scream est de placer dans un film d’horreur des personnages qui connaissent les codes du film de genre. Celle de The Visit est de s’appuyer non sur des cinéphiles mais sur des adolescents qui maîtrisent les outils technologiques et savent comment un film se tourne. Tout objet électronique ou presque est équipé d’une caméra : les écrans d’ordinateur, les appareils photos. Les caméras se sont miniaturisées et allégées, les logiciels de montage se sont démocratisés, et la maîtrise d’un logiciel ou d’un équipement revient finalement à maîtriser les règles d‘un jeu.
Les deux adolescents de ce film connaissent les codes d’un reportage. Ils ont suffisamment regardé la télévision ou les réseaux sociaux pour savoir comment se mettre en scène et dans quel ordre monter un film. À eux deux, ils représentent les modes de mise en récit qui peuvent fasciner les adolescents d’aujourd’hui : la télé-réalité pour la fille, le rap et le flow pour le garçon.
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Des adolescents sans affect
C’est d’ailleurs le premier intérêt paradoxal du film : il s’appuie sur des personnages assez peu sympathiques (arrogance et immaturité) pour décrire comment les personnages se racontent. Shyamalan épingle les petits fantasmes et les rêves ratés : tous les adultes ont voulu devenir acteur et faire du cinéma, et les adolescents passent directement à la pratique de la réalisation avant même de savoir quoi raconter.
En fait, ce sont des personnages qui mettent la charrue avant les bœufs, qui sont obsédés par la réalisation et la construction d’une image de soi avant même de s’affronter et d’affronter leurs peurs.
La progression du film suit précisément ce chemin : montrer comment les adolescents ont déjà tout conçu de leur film avant même de rencontrer leurs grands-parents, puis les obliger à sortir de leur posture de metteur en scène et à regarder frontalement leurs aïeux tels qu’ils sont, c’est-à-dire manifestement bizarres et dangereux.
Le changement est radical depuis Sixième Sens : l’enfant était submergé par ses angoisses qui l’empêchaient de vivre. Il pouvait accéder à une autre dimension qui était celle des morts. Maintenant, les enfants veulent maîtriser la vie avant même de vivre : ils cadrent, structurent, organisent mais finalement ne ressentent pas grand-chose.
Ce n’est pas même la peur qui a déserté leurs comportements que tout affect. Ils rencontrent pour la première fois leurs grands-parents mais n’éprouvent pas grand-chose. La jeune fille déclare à sa grand-mère : « Je rêvais de passer du temps avec toi », mais il ne s’agit pas une déclaration d’amour : elle veut encore se donner le beau rôle dans le documentaire qu’elle tourne en même temps.
Ils cherchent à sublimer leurs peurs avant même de les accepter et d’en souffrir. Cette visite leur offre l’occasion de devenir des héros de leur quotidien, de flatter leur narcissisme, mais ils restent à l’extérieur de la vie. C’est ainsi qu’on peut comprendre la récurrence un peu lourde du thème de l’aveuglement. Ce n’est pas seulement la caméra de leur ordinateur qui est bloquée, ce sont leurs yeux.
Ils ne voient pas ce qu’il y a en face d’eux alors même que depuis le premier plan où elle apparaît, le spectateur comprend que le sourire de la grand-mère est trop figé, son attitude trop raide, ses mouvements trop saccadés. Ils ont beau filmer, ils ne perçoivent pas ce que le spectateur voit tout de suite. La structure du récit a pour but précisément de leur faire quitter cette position de surplomb et de les mettre à l’épreuve sans trop les sadiser non plus.
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Le film d’horreur et la mise en scène de la peur
À cet effet, Shyamalan peut montrer à bon compte sa maîtrise du récit cinématographique et du cadre. Il sait très bien parodier l’amateurisme d’une mise en scène d’adolescent. Surtout, il sait utiliser les approximations du cadrage pour créer la peur. En cela, la démonstration est très réussie. Elle n’est peut-être pas très originale car depuis Le Projet Blair Witch, le spectateur est habitué à voir des décadrages laids, des visages coupés aux bords du cadre, ou encore des oppositions entre premier et second plan avec une immense profondeur de champ.
Il s’agit d’une grammaire que Shyamalan se réapproprie. Cadrages biscornus, personnages décentrés, composition du cadre déséquilibrée, gros plans déformants et jeux avec la longueur de la focale, passages brusques d’un cadre saturé à un cadre évidé avec paysage fantomatique, usage varié du regard-caméra, apprentissage de la fonction zoom de la mini-caméra : tout y passe.
De nombreuses séquences ressemblent à des exercices : moins des exercices de style que des épreuves scolaires de savoir-faire. Chaque plan ressemble à un exercice avec sa contrainte, sa solution et un détail qui permet de transcender les codes. C’est patent en particulier pour les plans fixes qui durent très longtemps : Shyamalan montre comment la contrainte peut faire naître une émotion en sachant installer une lenteur et une tension entre l’image et la réaction du personnage.
On pourrait croire que le film se contente de compiler des effets de mise en scène. Ce n’est pas exactement cela. Et même si ce n’était que cela, le cinéma de divertissement offre aussi un plaisir de la superficie, de la simulation, du jeu qui est amplement suffisant. Shyamalan cherche surtout à bousculer le confort du spectateur en employant les mêmes codes pour dire la tendresse et pour faire peur, quitte à ce qu’elle se transforme au cours du plan. Il fait alors passer ses personnages de la maîtrise à la vulnérabilité. Le spectateur, ainsi, peut éprouver un plaisir véritable à frissonner.
Les faussetés de cadrage servent ainsi une grande efficacité des situations. Une porte qui grince, un hangar un peu éloigné, un four trop profond : les procédés accumulés sont connus mais le cinéaste sait passer de la familiarité à l’étrangeté. Il aime d’ailleurs juxtaposer les deux en transfigurant le temps d’une séquence de terreur l’espace puis en le montrant de la façon la plus terne et plate possible.
C’est le cas de la plus belle séquence du film : une poursuite sous les combles d’une grange. Soudain, l’espace quotidien devient labyrinthique, l’éloignement entre les personnages donne l’impression d’être irrémédiable, les personnes banales montrent leur sauvagerie ou leur monstruosité, le rire est remplacé par le ricanement, ce qui était net est désormais dévoré par le flou et l’indistinct.
Le travail sur le son est ainsi remarquable : Shyamalan ne cherche jamais le naturalisme, il amplifie les grattements ou les couinements et sait jouer sur le hors-champ et sur des effets de réverbération ou d’assourdissement du son. Pourquoi est-ce que cela marche autant ? Sans doute, parce que Shyamalan sait placer des objets dans le cadre, donner une impression de familiarité et de grandeur, sait progressivement varier la matière ou la qualité d’un son de façon à dramatiser les changements de perception.
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Le conte et l’humour noir
Il y a sans doute une autre raison, liée à la façon dont il réemploie les éléments du conte. Il est facile de voir dans les enfants du film des gamins perdus récupérés par une sorcière terrifiante. Les éléments d’humiliation et de régression sont nombreux, tant les enfants sont longtemps passifs dans le film (par obéissance et amour filial d’abord, par peur ensuite).
Shyamalan s’amuse à évacuer les thèmes profonds de son film pour rester sur le mode du jeu de massacre et de la parodie grotesque. Il y a certainement une dimension de mise en abyme : les vieillards qui font peur aux enfants rejouent l’opposition entre les effets du cinéma classique et la fausse efficacité des codes contemporains.
À cela s’ajoute une forme de misanthropie ou d’agressivité à l’égard d’adolescents qui sont devenus la cible privilégiée des productions hollywoodiennes : Shyamalan semble se venger de l’immaturité de ceux qui sont devenus des consommateurs de films, plaçant la pédanterie à la place de la sensibilité.
Mais ces masques divers permettent de cacher une mutation essentielle de son univers. Depuis Sixième Sens, l’enjeu de ses personnages est de trouver une solution pour se protéger du monde extérieur. C’est évidemment l’histoire du Village dont les habitants ne cessent de se construire des limites et des frontières pour mettre à distance la violence de l’Autre.
Même After Earth tient du conte initiatique par lequel un jeune garçon doit affronter seul le danger du monde extérieur. Il y a quête, il y a combat, il y a victoire et transformation, endurcissement de soi. The Visit tend à renverser ce schéma. Le danger se situe à l’intérieur de la cellule familiale et non en-dehors. La menace est dans la maison : elle n’est pas dans des espaces déserts ou désolés, dans le souffle du vent (Phénomènes) ou derrière les champs de blé (Signes).
La transformation est essentielle et terrifiante. Shyamalan en rend compte par une esthétique du grotesque et du jeu qui est nouvelle chez lui. Elle lui permet de tenir encore l’éclatement de la sécurité familiale à distance. C’est peut-être en ce sens que The Visit apparaît comme un film de transition.
Jean-Marie Samocki