« Tiens voilà du boudin ! » Écritures de la marginalité dans « L’Homme foudroyé », de Blaise Cendrars. Agrégation 2020
En 1943, après une assez longue période de silence qui correspond à la guerre, Blaise Cendrars reprend la plume pour écrire le premier tome de son autobiographie. Un souci de vérité constant et réitéré, un narrateur identifié à l’auteur, un narrateur présent comme personnage principal… cela suffit, le pacte autobiographique est signé et le programme de lecture établi.
Cependant, pour l’auteur, « Ce sont des mémoires sans être des mémoires. » Le lecteur est entraîné dans un monde fragmenté, en proie à une métamorphose, qui rend l’identification difficile, aussi bien dans l’espace traversé de parcours innombrables, que dans le temps, bousculé lui-aussi, par le jaillissement ou la secrète présence de souvenirs inexplorés.
Rien ne ressemble moins à un livre que cet assemblage hétéroclite de récits plus ou moins tragiques et de réflexions tous azimuts. Les écrivains ne sont guère épargnés. Et la littérature est mise à mal, dans ses conventions, ses prétentions et ses traditions. Pourtant ce livre insaisissable peut se lire comme l’histoire de son écriture et une réflexion sur la littérature. « Mon livre était fichu. Jamais je ne le terminerai à La Redonne [1] . » Le livre dont il rêve est à l’image de celui qu’il lit et qu’il emporte dans un paquet hétéroclite [2]. Un bric-à-brac impressionnant le constitue : La Cantilène de sainte Eulalie (peut-être le premier poème en langue française, vers 880) côtoie L’ascenseur Dada. Ensuite ce sont des textes classiques.
Quand on veut se prévaloir d’une haute culture, rien d’étonnant d’avoir une bibliothèque variée. Il est plus surprenant de trouver, dans cette anthologie fétiche, des confessions, « des journaux de bord, des rapports médicaux, scientifiques ou judiciaires, en tout 2-3 000 pages dépareillées sanglées dans une peau de chien rouge ». La poésie ou au moins la littérature sont-elles donc présentes partout ? « Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux / Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières », écrit Apollinaire dans Zone. Telle sera la question que nous poserons à ce texte. Comment les contradictions de ce livre et de cet auteur situent l’œuvre dans une marginalité irréductible ? Quel est le sens de cette expérience littéraire prise entre une modernité rêvée et une tradition littéraire bien constituée ?
Blessures de guerre
L’Homme foudroyé c’est d’abord l’homme affreusement massacré par la guerre. Deux scènes d’une extrême violence encadrent le livre. « Que ce petit ex voto de l’homme foudroyé lui serve d’oraison funèbre » (p. 23). Un de ses camarades légionnaires est atteint par un obus. C’est bien un spectacle d’horreur qui lui est donné avec ce pantalon vide, « ce corps assassiné dans l’air par une goule invisible », ce cri sans corps qui retentit dans la nuit. La fin du livre est marquée par une vendetta entre Gitans d’une égale violence. Marco le Transylvanien est poursuivi par Sawo et ses hommes (sans compter les femmes). Dans la forêt du Paraclet (!) il est rejoint par ses poursuivants qui lui réservent un sort atroce. Affreusement mutilé, découpé au poignard, il est dévoré par les fourmis placées sur son cadavre. La mort la plus horrible s’accompagne d’une fragmentation insoutenable des corps.
D’ailleurs Cendrars signe sa lettre initiale :
« Avec ma main amie. Blaise Cendrars » (p. 14).
Cette main amie, c’est celle qui lui reste après l’amputation provoquée par sa blessure au front. Le texte morcelé, fragmentaire et décousu est une façon d’inscrire (d’écrire) le terrible morcellement du corps souffrant. La phrase elle-même est faite parfois de l’accumulation de petits éléments juxtaposés sous la forme d’une énumération qui est un enchaînement de morceaux. La première partie est consacrée à l’évocation de la guerre. On y trouve des topoï obligés du genre qui ont fait florès, après les heures sombres de la guerre. Des éléments de ce type de récit se répètent, quel que soit l’auteur : l’expérience de la peur, le spectacle de l’horreur, l’acte héroïque, la camaraderie des frères d’armes (la plus forte qui soit), le contact avec l’ennemi, la lettre, la misère du quotidien, le patriotisme, la mort du camarade, la grandeur épique, l’exaltation du courage et des vertus guerrières, etc.
Tout cela est présent dans le récit de la première partie. Le ton est parfois épique, parfois pathétique, parfois humoristique. Ce dernier registre est paradoxal dans le genre. Il concerne l’épisode du vol des bouteilles de vin au prix d’un grand risque, encouru pour accomplir des exploits ridicules. Le plus original dans ce récit de guerre reste la précision avec laquelle le narrateur inscrit ce récit dans son histoire personnelle d’écrivain. Le premier chapitre retrace les circonstances de ce retour à l’écriture. Il s’agit d’une lettre adressée à son ami Édouard Peisson le 11 août 1943. Le matin de ce jour, il est venu rencontrer l’auteur et lui a raconté cette expérience humiliante de devoir céder sa maison à un officier allemand qui passe son temps avec une prostituée. Cendrars est bouleversé :
« Je me demande comment ta courte visite de ce matin a pu déclencher en moi un choc tel qu’immédiatement je me suis mis à écrire et pourquoi je me suis remis à écrire aujourd’hui même » (p.13).
Les réflexions amères de son ami lui rappellent des nuits passées au front durant la première guerre. Un flot de réminiscences liées à la nuit le submergent et l’écriture permet de les ressusciter. L’écriture est un acte décrit comme un feu qui consume le sujet, le détruit et le fait renaître.
« L’écriture est un incendie […]. Écrire c’est brûler vif mais c’est aussi renaître de ses cendres » (pp.13-14).
Notons la paronymie avec le pseudonyme choisi : Cendrars.
L’Homme foudroyé c’est aussi l’écrivain qui flambe sous les images crépitantes et les idées flamboyantes qui le consument (nous reprenons ses termes) et le ressuscitent. Cette nécessité de l’écriture liée à de mystérieuses réminiscences et à la mémoire affective n’est pas sans rappeler la vision proustienne de l’œuvre et de la vocation littéraire qui permet d’échapper à la mort en perçant les signes énigmatiques de la mémoire involontaire. D’ailleurs, le narrateur termine sa lettre initiale en se nommant lui-même comme « poète » de la manière la plus traditionnelle, sensible à la « magie d’un clair de lune » et à la beauté des étoiles. Pour lui, comme pour Proust, « la vraie vie c’est la littérature ».
Masculin singulier
Autre singularité de ce récit de guerre, c’est l’identité du narrateur et l’image qu’il vise à donner de lui-même. On le sait, toute autobiographie, quel que soit son degré de sincérité, quelle que soit la forme qu’elle prend (mémoire, récit de vie, autofiction, etc.), participe de la construction d’une représentation que l’auteur veut donner de lui. Or, dans ce texte, il est fondamental que le narrateur soit un sous-officier légionnaire. Le récit commence par cette phrase lourde de sous-entendus : « Donc la Légion était en ligne devant Roye. » Autant dire des soldats d’élite, fiers de leurs traditions et de leurs valeurs. L’auteur revendique cet héritage qui le définit, lui et ses hommes :
« J’ai également noté combien les misères de cette première année de guerre et l’esprit de corps, les traditions de la Légion -bravoure, chansons, j’m’en-foutisme, cafard, terribles soulographies, discipline, propreté corporelle, coquetteries d’hétaïres, défi, héroïsme, nous avaient moralement dépravés, rendus cyniques… » (p. 17).
Il se reconnaît dans cette mythologie qui caractérise le Légionnaire :
« Généralement les Légionnaires sont secrets, ne parlent pas d’eux, ou se vantent. Ils se fabriquent une légende, finissent par y croire et se font des illusions. Leur vie est neuf fois sur dix une vie imaginaire. Seule leur mort est réelle parce qu’ils ne sont pas là pour la raconter. » (p. 35).
Vie secrète du légionnaire, vie de légende, d’imaginaire, de récit, de proximité de la mort. Tout cela rapproche curieusement de l’écrivain le statut de ce soldat d’exception. Certaines vertus attirent et suscitent l’admiration. Leur bravoure est incontestable. Elle permet une distance par rapport au danger. Non que le soldat n’ait pas peur, bien au contraire (Blaise lui-même conclut ainsi la première partie : « Mais je n’avais jamais eu aussi peur », p. 52), mais il affronte la mort avec une apparence impavide. Plusieurs épisodes de la guerre nous les présentent comme de joyeux drilles inconscients (« je m’en foutisme »), capables de prendre des risques insensés pour s’amuser ou pour boire (« soulographies »). D’où le caractère comique de certains passages. La vertu la plus appréciée par le narrateur est l’« esprit de corps » de ses hommes. Une solidarité sans faille les réunit.
Chacun est prêt à se sacrifier pour sauver son compagnon. Mais même eux, dans cette sale guerre où il faut attendre une explosion qui va tous les faire sauter, peuvent défaillir et avoir le « cafard » :
« Je ne veux pas mourir ici dans ce trou. Je veux m’en aller. Je veux mourir dans une bataille en plein air » (p. 43).
Les liens noués entre les hommes pendant le combat les réunissent pour toujours. Le livre tient sa cohérence narrative de cette fidélité. L’amitié profonde entre le narrateur et son soldat Sawo, seul survivant avec un autre légionnaire, explique la transition entre la vie militaire et le monde des Gitans puisque c’est pour le retrouver que Blaise va le suivre dans cet univers marginal. La Légion est la seule patrie (Legio Patria Nostra), la seule véritable famille. L’appartenance à ce régiment signe donc la marginalité de l’auteur. Étranger (Suisse), soldat de la Légion étrangère, tout l’exclut.
Un trait de la mentalité légionnaire se retrouve souvent dans ce récit. Il s’agit d’un orgueil viril qui ne va pas sans quelques fanfaronnades. Le légionnaire est un séducteur qui compte sur son physique et sa réputation pour attirer les femmes. Ils n’ont pourtant pas de respect pour elles. Quelques années plus tard Édith Piaf rendra célèbre une chanson qui vante les « mérites » du beau légionnaire : « Il était grand il était beau il sentait bon le sable chaud. Il m’a aimé toute la nuit, mon légionnaire. » On ne peut s’empêcher de penser à cette poésie populaire en lisant le morceau de bravoure que constitue le récit de la nuit d’amour à l’hôtel Noailles à Marseille avec Mme de Pathmos, l’insatiable et sensuelle Argentine (pp. 218-223).
On peut penser aussi à des références plus nobles, par exemple à la nuit d’amour exceptionnelle entre Lancelot et Guenièvre dans le roman Lancelot le chevalier à la charrette, de Chrétien de Troyes. Sa conclusion n’est pourtant pas optimiste :
« Le malheur des hommes venait de ce qu’ils voulaient faire durer ce qui ne dure pas, la chair, qu’il n’y avait rien d’autre entre nous que cette joie, que ce bonheur, que cette révélation, réciproque, certes mais païenne, donc sans lendemain » (p. 221).
C’est le moraliste (chrétien ?) qui parle, cette fois pour contredire la tonalité du texte, mais ces confidences appuyées sur ses exploits amoureux cachent mal un machisme évident. Il est exprimé ouvertement dans d’autres passages. La page 485 devrait être citée en entier tant elle est chargée de tous les clichés misogynes :
« Qu’est-ce qui gonfle le cœur des femmes et le rend si lourd à porter ? N’est-ce pas inhérente à la nature féminine, la marque de la Bête, la déperdition, le sang, le sang qui circule plus ou moins impur et qui les travaille selon les lunaisons ? » (p. 485).
Alors que le soldat (l’homme) fait couler le sang impur de l’ennemi (« qui abreuve nos sillons »).
L’énumération de ses multiples conquêtes manque de courtoisie et d’humilité. L’expression est ostensiblement populaire et vulgaire :
« les inconnues que j’ai baisées en vitesse sur le pont des embarcations ou derrière une porte… » (p. 110).
Il se complaît à la lecture de livres érotiques et d’ouvrages que les auteurs ont écrits contre les femmes. Il conclut par une pirouette peu convaincante à nos yeux :
« J’aime trop la femme pour ne pas être misogyne »
(p. 398).
La femme est une abstraction idéalisée à valeur générique qui ne correspond pas aux femmes réelles.
Heureusement des portraits plus chargés d’humanité, de respect et de délicatesse viennent apporter une nuance rassurante à cet antiféminisme. Mme Roux, l’aubergiste de la Redonne, la misérable et touchante « femme à Mick », ignorante et douce, victime d’un mari brutal, les sympathiques Marseillaises charmantes et excellentes cuisinières, La Tite et la Berthe. Paquita la fidèle amie mexicaine, richissime et capricieuse, qui l’initie à la lecture des manuscrits aztèques et ces farouches gitanes, notamment la Mère, toujours bienveillantes. Le grand amour de sa vie Raymone est discrètement évoqué (p. 446). La femme modèle et vénérée qui domine le livre reste, nous le verrons, Marie-Madeleine, la pècheresse repentie, choisie par Jésus comme son premier apôtre.
L’image virile du légionnaire est contredite par l’angoisse ressentie face aux femmes dont le narrateur prétend qu’elles sont des proies faciles compte tenu de son pouvoir de séduction. Secrètement, inconsciemment, elles le dégoûtent. Revenons un instant sur son terrible discours misogyne. C’est peu de dire qu’il n’aime pas les femmes. Elles lui font peur :
« Que font-elles sur terre ? Elles attendent. Elles attendent quoi ? Elles ne savent pas. Qu’on les choisisse qu’on les prenne. Elles chient des gosses. Elles saignent, ce sont des chiennes » (p. 485).
Il décrit l’affreuse blessure que présente Marthe, la compagne de Lerouge. Il s’attarde avec horreur, longuement, sur cette plaie en des termes qui évoquent le sexe féminin comme un objet monstrueux (p. 280). La femme est vécue comme castratrice (le récit débute par le spectacle de la castration de van Lees par un obus. La mort infligée à Marco a des connotations sexuelles « cela a dû le chatouiller jusque dans le troufignon » (p. 518). Le narrateur ne cesse de « tourner le dos à la femme [3] » et à la sexualité pour trouver la paix dans la solitude. Même la folle nuit d’amour doit être la dernière : « Adieu, mon amour, adieu pour toujours » (p. 122). La femme de Mick à la Redonne est acceptée car elle est assimilée à une chienne « elle me courait entre les jambes ». Elle est « dressée » et battue par son mari.
La méditation énigmatique sur le genre des mots amours et des délices semble le conduire à une remise en question de la nature des genres et envisager une inversion au singulier :
« Amours, délices et orgues sont masculines au singulier. »
Que veut-il dire ? Que les amours peuvent seulement être masculines ? Que le délice de l’amour au singulier est masculin ?
On est porté à mettre en doute la virilité affichée du « légionnaire ». L’homme foudroyé doute de son identité, malgré ses fanfaronnades. Il n’est pas étonnant qu’il affirme son trouble :
« Je suis l’autre. »
Les secrets
L’ouvrage insaisissable multiplie les types de discours. Cette variété des points de vue et des formes ne doivent pas être imputées à l’inconséquence de l’auteur. Elle lui est nécessaire pour mesurer et explorer le secret du monde « Tout est secret » (p. 67). La marque autobiographique, l’implication du sujet, donnent leur unité à ce programme littéraire. Yvette Bozon Scalzitti considère que le livre ne fait que raconter sous diverses formes une initiation. « Marseille est la ville de l’occultisme […], c’est la ville ésotérique par excellence [4] » avec ses « ruelles enchevêtrées » et ses traditions de religions à mystère. À la Cornue, il affronte « un symbolisme maçonnique [5] » dans sa chambre tombeau. Les signes du récit initiatique ne manquent pas [6].
La première partie est un récit de guerre avec ses conventions. Sa particularité réside dans sa justification par une lettre à Edouard Peisson où il explique la nécessité intérieure qui le conduit à écrire. L’auteur éprouve dans son cœur et dans son corps la violence, la mort, la peur et la solidarité. La deuxième partie du livre, Le Vieux Port, est très variée. C’est d’abord une réflexion historique sur Marseille. Le discours est agrémenté de citations prises à tel ou tel chroniqueur médiéval. Le romancier, l’autobiographe, se fait longuement et sérieusement historien. Il est aussi théologien. En effet, la découverte (l’invention) des reliques de sainte Marie-Madeleine, les miracles qui l’accompagnent sont racontés avec force détails et anecdotes. Les parfums miraculeux (odeurs de sainteté) sont analysés avec finesse.
« Cet air de secret sur lequel on bute partout à Marseille » (p. 67).
Les clichés sur les Méridionaux sont déjoués :
« Malgré leur bavardage, à Marseille les gens sont secrets et durs. Dieu, que cette ville est difficile ! » (p. 68).
Fascination pour Marseille, marquée par une « lente, longue, singulière et sanguinaire initiation » depuis les mystères de la Diane d’Éphèse jusqu’aux réunions occultes des premiers chrétiens et au martyre de son prestigieux évangélisateur, l’ami de Jésus, Lazare. Puis c’est une tournée dans les bars et les caboulots du Vieux Port. On y mange bien. Des pages du livre sont de véritables chroniques gastronomiques. Et la cuisine a une grande place dans ces anecdotes égrenées au fil des souvenirs. Les aventures du cinéaste de retour d’Afrique deviennent de plus en plus nombreuses autour d’une de ces figures féminines attirées par le prestige du baroudeur. Diane de la Panne par exemple. Dans certains bars (Le Nain jaune) la consommation de boissons étranges conduit le narrateur dans un « état évanescent » le plaçant « au centre d’un jeu de miroirs et de lentilles qui me dépouillait de ma personnalité » face à une porte de bronze ou de cristal « censée donner vers l’infini ».
Le chapitre consacré à la Redonne est situé avec une chronologie approximative : « quelques années plus tard » (p. 115). Manifestement, le narrateur choisit des moments clés de sa vie sans souci de cohérence ni de précision. D’autres périodes sont escamotées ou racontées de manière elliptique. Il s’agit là d’une expérience exceptionnelle, d’un bonheur intense dans un cadre enchanteur : les calanques proches de Carry-le-Rouet, près de Marseille, la plus sauvage et escarpée : la Redonne. Les bains de mer, le soleil, la compagnie des pêcheurs, l’isolement, font de cet endroit le locus amoenus, par excellence. Le narrateur avoue ne jamais avoir été aussi heureux.
L’écrivain se reproche cette fascination. Il s’abandonne à une inévitable ekphrasis pour décrire ce paysage merveilleux. Or,
« Un écrivain ne doit jamais s’installer devant un panorama aussi grandiose soit-il. J’avais oublié la règle. Comme saint Jérôme un écrivain doit travailler dans sa cellule. Tourner le dos. On a une page blanche à noircir. Écrire est une vue de l’esprit. C’est un travail ingrat qui mène à la solitude. » (p. 122).
Écrire suppose une ascèse et un renoncement au monde. Il est vrai que l’on est proche du cliché. Tous les stéréotypes de la vie heureuse dans le Midi sont cette fois présents : soleil, mer, pétanque, bouillabaisse, petit vin d’Ensués à volonté et sieste dans les collines. La sauvageonne, la misérable et touchante femme de Mick, apporte sa note féminine à une vie chaste et solitaire. La venue de son ami André Gaillard pouvait être une source de joie supplémentaire si elle ne venait conclure tragiquement ce bonheur éphémère des calanques par un suicide. Ainsi est réintroduit le pathétique dans ce chapelet de souvenirs heureux. L’illusion du refuge loin du malheur et de la société humaine est définitivement brisée.
Les Rhapsodies gitanes entraînent le lecteur dans un vertige savamment entretenu. Les repères chronologiques sont vacillants : « ça se passait en 1923, à mon retour de Rome » (p. 233), « à une époque de ma vie où je m‘occupais d’apiculture… » (p. 255), etc. Une galerie de portraits peuple un récit proche du roman d’aventures, d’une couleur assez sombre, nourri de méditations imprévisibles et d’envolées lyriques. Ces personnages sont tous des marginaux qui introduisent le narrateur dans un milieu peu connu du lecteur moyen. On y trouve le Père François, Gustave Lerouge, Marthe, affreusement défigurée, et un cortège de Gitans qui conduisent le narrateur dans un monde parallèle, véritablement initiatique. Sawo , le légionnaire, est son guide dans cet univers fascinant et cruel. Son ennemi est Marco le Transylvanien. Le roman se fait aussi ouvrage scientifique d’anthropologie sur les mœurs des tziganes, romanis et gitans. « La Mère » règne en souveraine matriarcale sur sa tribu.
L’écrivain est aussi cinéaste. Peut-être faut-il voir dans la pratique du récit cinématographique la source d’un texte qui ressemble parfois à un scénario. Les dialogues, très vivants, font revivre des scènes et des propos que la mémoire seule ne peut avoir retenus. On arrive même à trouver des chapitres entièrement dialogués dans la deuxième partie, chapitre 13, « Dialogue » (p. 330) qui rompt toute cohérence romanesque. Portraits, aventures, descriptions de paysages exotiques (magnifiques pages sur la forêt amazonienne) évoquent le récit de voyage. Il est vrai que le narrateur bouge et voyage constamment. C’est un baroudeur. Il arrive d’Afrique dans le port de Marseille, avant de sillonner l’Europe et de partir pour l’Amérique. Que cherche-t-il dans ses voyages ? Disons, d’abord, qu’il découvre l’automobile et ses pouvoirs magiques. Se déplacer facilement, seul et vite. La vitesse est l’alcool (il en boit aussi beaucoup) du poète.
Ivresse, griserie, excitation de la vitesse. Le narrateur étourdi ne sait plus qui il est, ni où il est. Est-ce cela la modernité ? C’est en tout cas le moyen de goûter à la poésie ou plutôt à l‘état poétique. Loin cependant d’être un moyen de s’éloigner des hommes, l’automobile est aussi un moyen de les relier. Banalité si l’on veut mais qui montre le souci de l’auteur de rester au contact du monde et d’éviter une posture d’exilé. Sa marginalité est une ressource pour mieux rencontrer l’humanité dans sa diversité. Il n’y a pas que le vertige du parcours dans le voyage, il y a la possibilité de l’échange et du partage. Le voyageur de la Prose du transsibérien partage son expérience avec la petite Jeanne de France. L’automobile est plus favorable à ces contacts que l’avion :
« Ce qu’il y a d‘admirable dans l’automobile et ce que ne donne pas l’avion, c’est que la route aussi triomphale soit-elle, ne s’écarte pas des hommes, se faufile au milieu d’eux, relie leurs villes à leurs villages » (p. 447).
Ce souci de s’ancrer dans le concret se manifeste aussi par des réflexions variées sur des problèmes sociaux. On trouve par exemple des analyses pertinentes sur les égarements de l’urbanisme dans la construction des nouvelles banlieues « ce visage exsangue de Paris » (p.172). Il adopte un ton et une rhétorique de prophète inspiré pour dénoncer, dans des imprécations poétiques, les fautes commises par les politiques et les architectes, ce qui a engendré le mythe de la Révolution. (pp. 372-377).
Cette extrême variété de sujets ainsi que ces ruptures dans le discours : narration, descriptions, dialogues envahissants, citations multiples, énumérations, insertions d’énoncés décalés (en italiques dans l’édition « Folio »), par exemple le récit héroïcomique de l’ours (pp. 346-362), propos scientifiques, renforcent le morcellement d’un texte inclassable. Le narrateur non seulement aime la vitesse mais pratique cette vitesse dans sa propre écriture, changeant de rythme et de forme, multipliant les sujets, les tonalités et les genres. On rit en voyant par exemple soudain « ce canapé rouge dans une clairière de la forêt vierge » (p. 408). On est loin de l’autobiographie traditionnelle à la recherche d’un hypothétique moi. Ici le sujet se cherche et se fuit à la fois.
Écrire
La littérature apparaît comme un moyen de lire les signes dans un monde obscur. Une de ses activités récurrentes consiste à déchiffrer l’alphabet hiéroglyphique aztèque que lui a fait découvrir Paquita. « Je vois ces choses comme dans un miroir selon la forte parole de saint Paul » (Cor., 1, 3) p. 277. Paul en effet considère qu’ici-bas nous ne voyons que des signes confus et que tout s’éclairera dans la vie éternelle, auprès de Dieu. La dimension métaphysique de son projet n’est pas sans rappeler un auteur bien différent : Marcel Proust. Le point de départ de l’écriture est le même. Une émotion ressentie (la lettre de son ami) le pousse à replonger dans des souvenirs de guerre. Les souvenirs affluent et débordent le cadre de la guerre. Ensuite, il faut percer le mystère de la réalité pour saisir la vérité de soi et du monde. La vocation de l’écrivain est d’accomplir l’œuvre qu’il porte en lui. La référence Proust est discrète, mais explicite. Mme de la Panne « s’isole pour lire du Proust » (p. 87). Cela suppose un retrait du monde. A la Redonne il est trop heureux pour écrire et il évoque son livre abandonné :
« Quoi qu’il en soit du temps perdu, puisque je ne faisais rien, je n’ai jamais été aussi heureux qu’à la Redonne » (p. 134).
Il a eu du mal à boucler le livre qu’il écrivait alors, mais il a réussi à parler de cette expérience dans le livre qu’il écrit au temps t, moment de l’énonciation, de l’écriture du livre que nous lisons. Une réflexion complexe le conduit à séparer la vie et l’écriture ; Il faut vivre certes et intensément pour avoir quelque chose à dire (il conseille à ses collègues d’écrire sur l’automobile), mais pour entrer en littérature il faut échapper à la fascination du réel. On a vu qu’il prône une espèce d’ascèse pour l’écrivain. Il doit renoncer à vouloir capter le réel en se laissant submerger par les sensations, les émotions, les impressions. Il faut, au contraire, s’en détacher, pour mieux le saisir par la médiation de l’art et de la littérature (Proust est toujours très proche de ces recherches). La découverte de Cendrars, c’est que le réel n’existe pas en soi. Il existe à travers la représentation qu’on s’en fait : « Le monde est ma représentation ». Il faut se garder de ces images du monde que l’on croit vraies. Tout est subjectif. L’écrivain doit échapper à cette illusion de la vérité objective. Même l’image de soi est trompeuse. :
« Aujourd’hui, je n’ai que faire d’un paysage, j’en ai trop vu ! Le monde est ma représentation. L’humanité vit dans la fiction. C’est pourquoi un conquérant veut toujours transformer le visage du monde à son image. Aujourd’hui je voile même les miroirs. Tout le restant est littérature. On n’écrit que sur soi. C’est peut-être immoral. Je vis penché sur moi-même. Je suis l’Autre » (p. 122).
Comme Proust, il plonge dans ses souvenirs, réactualisés par l’écriture et « les anneaux d’un beau style ». Il est très significatif que cette résurrection du passé soit illustrée par l’exhumation des reliques de sainte Madeleine qui produisent un parfum miraculeux. C’est d’ailleurs par une phrase immense, plus proustienne que nature, qu’il évoque, en deux pages, l’esthétique des odeurs. De la page 59 « Mais ayant eu l’occasion de séjourner… » jusqu’à la page 60 : « Comme si on eût ouvert un magasin rempli d’essences aromatiques les plus suaves. » D’ailleurs Marseille lui inspire une réflexion d’ordre poétique et philosophique sur le pouvoir des parfums (pp. 56-57). Baudelaire n’est pas oublié dans ces théories sur l’olfaction.
Divers auteurs sont cités : Hugo, Baudelaire, Nerval (« je suis l’autre ») qu’il lisait avant dix ans (p. 458), mais la référence la plus fréquente est le surréalisme. C’est la Chanson de Dada qu’il chante dans les lieux les plus reculés d’Amérique du Sud (p. 450). Perdu sur une route du Paraguay au milieu des cochons musqués, il repense aux embouteillages parisiens. Il chante en riant :
« Mangez du chocolat
Lavez votre cerveau
Buvez de l’eau
Dada
Dada
Buvez de l’eau. »
La tonalité comique du livre naît de l’absurde. Le désordre apparent, l’hétérogénéité des textes, le contraste des niveaux de langue (entre le plus trivial et le plus élevé) participent à une impression d’absurde, de fantaisie, où se lit l’influence surréaliste. L’énumération de mobilier hétéroclite rappelle cette esthétique de l’incongru chère à Lautréamont et revendiqué comme modèle de la beauté, par Breton : « un canapé rouge… un piano à queue qui se balade sur les crêtes, une antenne de TSF… une machine à coudre… une armoire à glace, etc. » (p. 408). La liste des métiers des Gitans est aussi burlesque. Elle est mise en écho d’une énumération de la Bible (pp. 423-425). Ces accumulations rappellent le style de Rabelais Ce procédé de l’accumulation de groupes nominaux ou de phrases en asyndète est fréquent mais n’a pas toujours la drôlerie des rapprochements surréalistes. Son bonheur dans les calanques est évoqué en une phrase d’une dizaine de lignes puis de douze lignes encore (p. 131-132). Chacune est construite sur une accumulation et quelques redondances :
« Je rêvassais, je fumais, je contemplais la mer, j’écoutais l’eau, le vent, les galets… »
L’impression est plutôt ici d’une intensité des sensations et d’une abondance des plaisirs qui emplissent la vie et le temps du narrateur. C’est aussi la marque du dépouillement de cette vie heureuse qui ne peut être dit que par cette syntaxe d’une extrême simplicité.
La mystique
Il reste à aborder un thème souvent oublié de l’œuvre de Cendrars : le religieux. Certains propos proches du blasphème rappellent les provocations surréalistes : « Au commencement était le sexe » (p. 436). Breton a proclamé la même « doctrine ». Il affirme parfois que la vie n’a pas de sens. Il a le sentiment de se livrer au « démon de l’écriture ». Cependant, tel une âme tourmentée, Cendrars semble accomplir une quête mystique pour répondre au mystère du monde et atteindre une vérité toujours inaccessible. En effet, la marginalité de ses sujets, de ses personnages et de lui-même prend à ses yeux un sens religieux (459). Le narrateur sent en lui, un attrait pour tous les marginaux qu’il appelle « des pauvres » :
« D’où me vient ce grand amour des simples, des humbles, des innocents, des fadas et des déclassés ? » (p. 457)
Il s’agit bien des pauvres tels que les voit le Christ :
« J’entends des pauvres, des vrais pauvres, de ceux qui sont honteux et qui n’ont pas perdu l’espérance., de ceux dont parlent les Évangiles et non pas des nouveaux pauvres, plus arrogants encore que les nouveaux riches… » (p. 459).
« Aujourd’hui ma véritable famille se compose des pauvres que j’ai appris à aimer non par charité mais par simplicité… la guerre m’a profondément marqué. Ça oui !. La guerre c’et la misère du peuple. Depuis, j’en suis ! » (p. 459).
C’est au contact de ces humbles, de ces malheureux, de ces incompris, de ces méconnus, de ces inconnus, de ces méprisés, de ces Gitans, de ces voyous, de ces prostituées, de ces misérables ouvriers d’Europe ou d’Amazonie, de tous ces marginaux et marginales, qu’il découvre les valeurs évangéliques. Il rencontrera parmi eux des saints et des martyrs comme Manolo Secca (p. 455), ce Noir espagnol infirme, qui tient une station d’essence au Brésil. C’est un saint, un ermite et un ami qui passe ses nuits en prière. Nul doute que le narrateur découvre Dieu à la lumière de ces pauvres. D’autant plus que, comme le rappelle Paquita :
« Pour nous, riches il n’y a pas de royaume des Cieux » (p. 488).
La question de Dieu affleure partout dans l’œuvre de Cendrars. Il croit au Diable qu’il voit à l’œuvre et il cherche Dieu, lui qui a été initié à la mystique de Mme Guyon par sa pieuse grand-mère. Il est fasciné par les deux saints évangélisateurs de Provence : Lazare, « l’ami de Notre-Seigneur » et Marie-Madeleine dont il évoque les miracles avec foi et un souci de rigueur historique. Il peut rencontrer Dieu dans la contemplation de Notre-Dame de Chartres aussi bien que dans la forêt tropicale. Une merveille renvoie à l’autre. L’expérience de la vitesse et celle de l’écriture (une écriture incarnée, nourrie de sa vie) lui permettent de redécouvrir la vérité des dogmes :
« La grâce de la vitesse. Je passais. C’est ainsi que passe l’Ange de l’Annonciation qui frappe Marie d’un éblouissement au seuil de son humble masure. Il passe en vitesse. Mystère de l’Incarnation. Dieu s’est fait chair. Le fruit de l’amour est un petit enfant » (p. 447).
L’expérience littéraire est une quête inachevée, d’une identité perdue et d’une vérité entrevue. L’homme foudroyé c’est l’écrivain.
Jean-Louis Benoit, UBS laboratoire HCTI
[1]. Blaise Cendrars, L’Homme foudroyé, Denoël, 1945, « Folio » , 2002, p. 166.
[2]. P. 446 .
[3] Selon Yvette Bozon Scalzetti, « le pouvoir maléfique de la femme est dénoncé tout au long du roman », Blaise Cendrars ou la passion de l’écriture, L’Âge d’homme, 1977, p.147.
[4] Ibid., p. 155.
[5] Ibid.
[6] Ibid., pp. 155-164.