« Tire ta langue » : comment valoriser la richesse des langues parlées par les élèves

Le lycée CarcouëtLe lycée Carcouët, à Nantes, expérimente depuis 2011 une journée consacrée aux langues vernaculaires parlées par les élèves de l’établissement. « Tire ta langue » a donc associé une exposition et le jeu sur les langues.
Cette année, vingt-deux locuteurs étaient au rendez-vous. Du bakoko au tchèque en passant par le khmer ou le dijkhanker, chacune des langues est présentée par un élève à la fois sur les panneaux de l’exposition, sous forme de proverbes, et en la mettant en œuvre dans un échange avec les classes qui visitent l’exposition, à travers un « jeu de traduction ».

Mettre au centre de l’établissement
les langues connues ou pratiquées par les élèves

L’intitulé, « Tire ta langue »,  est déjà celui d’une émission de France Culture dont le programme, très proche, pourrait servir de bannière à cette initiative : « Émission unique en son genre, qui a su flairer l’intérêt suscité par les questions linguistiques avant qu’elles ne se résumassent aux crispations identitaires. » Loin de tout folklore, il s’agit en effet ici de dépasser les revendications liées à un pays ou à une « ethnie ». Encore convient-il de manipuler avec précaution ce dernier concept tant il est galvaudé. Il ne peut cependant  être tout à fait écarté lorsqu’il s’agit de langues qui transcendent les frontières nationales.
Il s’agissait avant tout pour les deux organisateurs initiaux, professeur documentaliste (Bernard Nicolas) et professeur de lettres (Frédéric Palierne), de mettre au centre d’un établissement qui offre des enseignements de langues traditionnels (anglais, allemand, espagnol), les langues pratiquées ou connues des élèves, de la seconde au BTS, une section Commerce international et tourisme permettant une extension à l’ensemble du public scolaire.
La richesse linguistique des collèges et des lycées contemporains dépend bien évidemment de l’origine géographique des élèves, mais s’arrêter à ce premier critère serait une erreur, notamment pour établir un contact. C’est en tant que locuteur ou semi-locuteur d’une langue au plan familial, dans les ressources d’une communication interpersonnelle, que se situe l’origine de la pratique. Il ne s’agit donc pas de rattacher le jeune à un pays, ni de le réduire à une origine, mais plutôt, comme ce sera le cas pour nombre d’entre eux, de revivre, voire de se ressaisir d’une langue à travers un échange.
Il se révèle cependant nécessaire de mobiliser l’aire géograhique pour illustrer les panneaux de l’exposition et faire comprendre à tous où les langues se situent dans le monde. À l’entrée, trois affiches présentent l’originalité de la notion de langue et notamment sa déconnexion d’une aire géographique politique prédéfinie et attirent l’attention sur le danger de disparition qui les guette en permanence.

Une journée « interculturelle et francophone »

Les deux notions interrogées par l’ensemble des manifestations liées à cette journée sont l’interculturalité et la francophonie.
Pour la première, préoccupation constante de la communication et du commerce, elle a souvent été réduite à une donnée de la négociation et envisagée à travers des jeux et, à ce titre, évoquée par les professeurs d’économie-gestion. Elle est ainsi restreinte à sa dimension utilitaire, et suppose que la compréhension de l’autre permet un meilleur ajustement du dialogue au sein de l’échange commercial. La dimension utilitaire de ce concept s’avère restreinte. Ici, l’interculturalité est manifeste, en action, et se révèle à beaucoup plus de niveaux que prévu : d’abord en ce qui concerne les élèves eux-mêmes. Bien que vivant au sein du même établissement, ceux ci ne communiquent pas nécessairement entre groupes, ils vont de préférence vers le même, et la répartition suit parfois les origines.
Cependant, et en dehors des bons sentiments affichés, il existe une véritable complicité adolescente relative à la diversité. En d’autres termes, même si on ne peut pas la justifier à l’aide d’un discours, l’intérêt pour l’autre est patent; l’envie, la découverte, d’autre chose, d’un ailleurs culturel représenté par l’autre est plus que voulue – vécue. La disponibilité des élèves au cours de cette journée et leur présence physique sur le lieu d’exposition sont garantes d’un véritable échange interculturel.
Une confirmation de cette découverte de l’interculturalité peut se relever d’emblée dans les rapports entre exposants au sein de l’exposition. Ainsi, il est remarquable de voir à quel point les élèves présents ont été capables d’échanger entre eux. Et ce, plus que dans les journées consacrées à sa préparation. À cette occasion, il se noue un dialogue qui repose sur l’intérêt réel : dijkhanker (Guinée), islandais, turc et zarma (Niger),  par exemple. La base « je parle une langue originale » fonctionne, mais ne suffit pas et est assez vite dépassé par : « voici comment se combine ma langue », « quel est son rapport à une histoire », une histoire culturelle.

La prise de conscience du monde

Cette opération s’est révélée très productive par la prise de conscience du monde : véritables ambassadeurs – sans cliché –, les élèves deviennent à leur insu puis de façon consciente les représentants d’une aire culturelle. L’absence du folklore oblige au discernement.
On apprend ainsi à distinguer  le bambara du Mali, pays dont la locutrice est originaire, car la langue ne porte pas de tenue traditionnelle. On distingue également le bambara du bakoko, puisque, tout simplement, il ne s’agit pas de la même langue. Le brassage des élèves de différents niveaux a permis de compléter cette observation et de construire un ensemble cohérent.
Enfin, dernier dépassement et dernière expérience, les élèves se sont révélés parfois locuteurs de plusieurs langues et ont trouvé à cette occasion brusquement les autres couches de leurs connaissances, alors qu’ils étaient censés n’en présenter qu’une. La présence de deux linguistes, invités à parler de la langue en général, a contribué à cette révélation, mais beaucoup de nos élèves se sont révélés à eux-mêmes, retrouvant à travers l’exposition leur histoire culturelle parfois enfouie.

Pourquoi les élèves « nouveaux arrivants » seraient-ils privés de leur langue ?

Une telle expérience semble ouvrir à une francophonie « d’importation ». Le fait de vivre sur un territoire qui ne cesse de stigmatiser l’autre, notamment dans son absence de maîtrise de la langue, et qui prétend «l’intégrer » par la pratique de celle-ci, provoque aujourd’hui un décalage voire un refoulement de la ou des langues d’origine. La lenteur avec laquelle nos élèves ont fait ressurgir des éléments de cette connaissance, la difficulté pour eux de prendre conscience qu’il s’agissait-là d’une véritable compétence et d’une richesse, viennent renforcer ce constat.
La francophonie cesse ici d’être un concept lointain aux arrière-pensées coloniales. On perd d’ordinaire un peu vite de vue que le goût pour la langue se traduit parfois par l’envie de son pays d’origine. Pourquoi les élèves « nouveaux arrivants » seraient-ils privés de leur langue pivot par rapport aux Français ?
Créer des cours de français langue étrangère ou une aide dans ce domaine est une réponse. Les jeunes qui sont intégrés dans le système scolaire français bénéficient de cours de soutien dans de nombreux établissements, mais ne sont pas dans la position de mettre en place un véritable point de passage entre leur langue et le français. À l’occasion de cette expérience, et notamment par l’enjeu de la traduction d’un texte venant d’une langue pour laquelle il n’existe aucun autre spécialiste en dehors de soi (et des parents), il se crée une véritable responsabilisation de l’élève face à son patrimoine et à la transmission de celui-ci en français.
Des interrogations qui naissent à cette occasion – comment traduire en français une phrase ou une expression jamaïcaine ? – viennent, non pas des solutions, mais une prise de conscience de l’existence d’autres structures linguistiques qui doivent s’ajuster à celles du français.
Il est très difficile pour une élève parlant bambara arrivée en France au mois de novembre de prendre une scolarité en cours qui inclut, de plus, une à deux langues étrangères, elles-mêmes enseignées en français, sans connaissance préalable de la grammaire des mécanismes de la traduction, des interrogations qu’on se pose face à un texte à traduire. Le fait de médiatiser sa connaissance de la langue originale, le fait d’être obligé de les expliquer à quelqu’un qui demande réellement une compréhension, produit bien évidemment une acculturation positive.

Le dispositif

La mise en place d’une telle opération n’est possible que si, dès le départ, une collaboration s’établit avec les lycéens eux-mêmes. Dans notre cas, c’est en dialoguant avec l’un d’entre eux, Christian Azoulay, et les locuteurs bakoko et membres du conseil de la vie lycéenne, que l’idée a été abordée pour la première fois. D’octobre à avril, l’ensemble des phases qui ponctuent la mise en place du projet découlera de cette première prise de contact.  La mise en place du projet par les organisateurs et une appropriation continue du côté des élèves ont évolué simultanément.
Ainsi, tandis que d’un côté on élabore plan des installations, unité graphique ou traductions, de l’autre on dépasse ce cadre et l’on découvre qu’un même élève peut parler plusieurs langues vernaculaires. Ce décalage entre la manifestation projetée et les performances effectives est un des enseignements les plus marquants.

Les langues présentées par les élèves

Les langues présentées sont : l’angolais (portugais angolais), l’arabe « tunisien », le bakoko, le bambara, le colombien, le comorien, le créole (Réunion), le guinéen (Dijkhanker), l’islandais, le khmer, le turc, le malgache, le norvégien, le portugais, le somali, le tchèque, le haoussa et le zarma, le Pat’wa (Jamaïque).
De nombreuses connaissances sont approfondies à cette occasion : genre, registres, tonalité d’un côté ; vocabulaire, syntaxe et traduction de l’autre, ainsi qu’une réflexion sur la pratique de la langue et la rigueur de la traduction.
La mise en place progressive au cours de réunions – complexes à  organiser car nécessitant la mobilisation des élèves de plusieurs classes, aux impératifs parfois inégaux –, mérite d’être détaillée :
• Traduction de « Tire ta langue » en une ou deux versions selon que l’on considère le langage ou l’organe.
• Préparation de panneaux réunissant les informations liées à l’aire géographique, indiquant le nombre d’habitants et présentant la carte du pays « porteur » lorsqu’il y en a un.
• Recherche d’un proverbe ou d’une sentence à traduire.
• Recherche d’un texte en langue originale et sa traduction.
• Préparation du jeu : suppression d’une ou deux phrases de la traduction et proposition de vocabulaire aux élèves visiteurs afin qu’ils puissent offrir une traduction.
• Enregistrement de phrases simples pour les mettre en ligne sur le site du lycée.
• Recherche d’intervenants pour les conférences sur la langue.
Deux élèves de BTS tourisme 1re année encadrent la manifestation en assurant les transferts des classes entre l’espace conférence et la zone d’exposition. Le grand nombre de visiteurs (500) grâce aux collègues qui jouent le jeu durant la journée (9h-16h30) souligne l’intérêt réel pour le projet qui devient de ce fait un moment de la vie du lycée, une expérience à reconduire.

Frédéric Palierne

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Écouter les textes énoncés en vingt-et-une langues par les élèves du lycée Carcouët, à Nantes.

 

Les élèves du lycées Carcouët, photo de Mireille Janvier
Les élèves du lycées Carcouët, photo de Mireille Janvier

 

Deux textes en tchèque et en commorien ont donné lieu à un exercice de traduction. Ils se présentent sous une forme poétique brève avec refrains ou chute, ce qui aide à la recherche de traduction.

Ces deux textes apportés spontanément par les élèves conféraient une dimension singulière et profonde à cette journée : le premier traite de l’émigration – des Tchèques partent vers les Tropiques –,  le second aborde, par le biais de l’ogre, l’anthropophagie poétique.

L'exposition "Tire la langue" au lycée Carcouët, photo de Mireille Janvier
L’exposition « Tire la langue » au lycée Carcouët, photo de Mireille Janvier

Putování Pérégrination

Autor : Zdeněk Svěrák

Putování, putování, putování za pra
(Cože? za prací? Ale neboj)
Před sluncem nás klobouk chrání
Mech je naší matrací

Cizí lidé v cizím kraji
cizí kraj a obyčej
trochu vody vždycky dají
opláchnem si obličej

Země, koule jak jsi hezká
tady cesta, tady stezka  tady pole, tady les
stoupáme až do nebes

Putování, putování, putování za prací
Od slunce nás klobouk chrání
Mech je naší matrací

Cizí lidé v cizím kraji
cizí kraj a obyčej
trochu vody vždycky dají
opláchnem si obličej

Máte to daleko?
Máme to daleko!
Máme to daleko ještě!
Jak asi daleko?
Nesmírně daleko,
tam kde jsou tropické deště.

Putování, putování, putování za prací
(Za prací? Neboj, jedem)
Před sluncem nás klobouk chrání
Mech je naší matrací
Putování, putování, putování, putování, putování….

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Traduction

Pérégrination, pérégrination, pérégrination à la recherche du   travail
(Quoi? À la recherche du travail? Mais n’aie pas peur)
Du soleil un chapeau nous protége
La mousse est notre sommier

Des étrangers dans une région étrangère
Une région étrangère et des coutumes
Un peu d’eau nous donneront toujours
nous nous rincerons le visage

La terre, boule que tu es belle
Ici un chemin, ici une piste

Ici un champ, ici une forêt
Nous montons jusqu’au ciel

Pérégrination, pérégrination, pérégrination á la recherche du travail
Du soleil un chapeau nous protège
La mousse est notre sommier

Des étrangers dans une région étrangère
Une région étrangère et des coutumes
Un peu d’eau nous donneront toujours
nous nous rincerons le visage

Vous allez loin?
Nous allons loin!
Nous allons encore très loin!
Comment encore loin?
Infiniment loin,
Là ou sont les pluies tropicales.

Pérégrination, pérégrination, pérégrination á la recherche du   travail
(À la recherche du travail? N’ait pas peur, on y va)
Du soleil un chapeau nous protège
La mousse est notre sommier
Pérégrination, pérégrination, pérégrination, pérégrination…

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Commorien

Emasihu yidja, ngamina ndzaya tsena
Mbseye, eka tsili emihono ya hangu ngandjokura

eka : que si   Emasihu : la nuit   emihono ya hangu : mes mains
kura : rassasié   Mbseye : peut-être   ndazaya : faim
ngamina : j’ai   ngandjo : je serai  tsili : je mange  yidja : est venue (arrivée)

Frédéric Palierne
Frédéric Palierne

Un commentaire

  1. J’ai travaille’ en tant qu’assistante d’espagnol au Lycee Carcouet, donc j’ai trouve’ cette initiative tout simplement extraordinaire.
    Il est interessant que parmi les langues indiquees on dit « le colombien ». L’espagnol est une langue avec beaucoup de variantes (Espagne et l’Amerique Latine), mais il reste toujours l’espagnol, peu importe les pays ou` on le parle. Merci beaucoup.
    (Excusez-moi pour les accents)

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