"Le Traitement", de Martin Crimp
Depuis près de trente ans le Britannique Martin Crimp est reconnu comme un auteur majeur du théâtre de notre temps. Les scènes françaises, comme la Colline ou Chaillot ne manquent pas de jouer ses créations, et le Théâtre des Abbesses reprend actuellement avec brio l’une de ses pièces emblématiques des années 90, Le Traitement, écrite à l’occasion d’une résidence d’artiste à New York.
Les historiens savent à quel point l’art vivant, l’art contemporain, est la rencontre entre un talent individuel et les tendances culturelles collectives de son temps : ce Traitement ne fera pas mentir les critiques, en traduisant en langage dramatique l’ambiance new-yorkaise du roman noir, le questionnement d’actualité sur les rapports de violence hommes-femmes, et l’interrogation sur l’art, entre recherche de vérité et désir de popularité.
Un théâtre inscrit dans les débats de notre temps
Une femme, Anne, qui se présente comme ayant été séquestrée par son mari, se rend chez un couple de producteurs pour vendre son histoire. Ceux-ci, Andrew et Jenny sont intéressés mais exigent des changements pour rendre le sujet plus racoleur. Un vieil auteur, Clifford, vient à propos pimenter le scénario en cours d’élaboration avec des suggestions de voyeurisme. Andrew contraint Anne à se donner à lui, séduction d’abord rituelle et quasi professionnelle, avant de se muer en attachement véritable mais non payé de retour. Malgré le succès de l’adaptation, le dénouement est dramatique, comme il se doit dans ce genre d’histoire.
Le théâtre de Crimp, excellemment servi par la mise en scène de Rémy Barché, tire du côté du cinéma. Le découpage en séquences, les décors, les ambiances, les illustrations visuelles, tout concourt à transformer en permanence la scène, jouant du retour des lieux – le bureau, le restaurant japonais, la rue, le métro, le taxi, les appartements – et du retour des personnages, d’abord solitaires puis peu à peu dépendants les uns des autres.
Plroche de l’écriture cinématographique, la pièce est également à l’écoute des problèmes contemporains. Par une coïncidence des temps, l’histoire d’Anne annonce étrangement l’affaire Weinstein, les questions de harcèlement, de consentement ambigu, de perversion douce, d’humiliation et de cruauté inconsciente. Tous les personnages sont finalement en perdition, tous infligent des traitements « inappropriés », comme l’ont dit aujourd’hui, à leurs relations, et le mot de la fin, laissé à deux aveugles en voiture, renvoie la vie à ses caprices.
Dans la lignée d’Harold Pinter
Une fois encore c’est peu de dire qu’une pièce est à voir plus qu’à lire. À voir parce que tous les acteurs habitent leurs personnages avec cette force de vérité qui les rend pathétiques, risibles ou inquiétants ; à voir aussi pour cette utilisation intelligente et sensible de la scène constamment métamorphosée, témoignage d’un théâtre résolument moderne.
Pour les amateurs de filiations, Martin Crimp peut faire figure, au moins dans cette pièce, de continuateur d’Harold Pinter et un certain écho existe dans leurs dialogues d’une égale inquiétante intimidation. Mais Rémy Barché a eu la bonne idée de mettre en relation cette pièce avec un autre texte de Martin Crimp lui-même, Le Messager de l’amour, adaptation du mythe de Pygmalion, servant de prélude à la pièce principale où, sous la plume du dramaturge, la statue est une femme emprisonnée dans un corps de marbre, condamnée, comme Anne dans Le Traitement, a subir le contact des mots et de la peau de son gardien et protecteur.
Il y a divertissement et divertissement. On peut aller au théâtre pour s’amuser et se divertir, il y a des pièces pour cela. On peut aussi aller au théâtre pour écouter une parole subtile et profonde, il y a Martin Crimp pour cela.
Pascal Caglar
• « Le Traitement » de Martin Crimp au Théâtre des Abbesses, à Paris, 18e, jusqu’au 23 février, à Dijon du 27 février au 3 mars.