« Transiti», de Christian Petzold, la guerre aux réfugiés, sous l'Occupation et aujourd'hui
On peut entrer dans le nouveau long-métrage du réalisateur allemand Christian Petzold (Barbara, 2012 ; Phoenix, 2015) par son générique de fin, déroulé au son de Road to Nowhere de Talking Heads (1985). On se souvient, le leader du groupe, David Byrne, se livrait dans le clip illustrant le célèbre morceau à un simulacre de course à pied (statique), sorte de fuite éperdue, sans fin. De fait, les images vidéo, et les incertitudes du lieu et du destin qui traversent les paroles de la chanson, résument parfaitement l’esprit de Transit.
Le film de Petzold est librement adapté du roman homonyme de sa compatriote, l’écrivaine Anna Seghers (1900-1983). L’œuvre de cette dernière, publiée en 1944 et en partie autobiographique, situe l’action à Marseille, en 1940. Là, dans ce bout de territoire français encore en zone libre, se presse une foule hétérogène – déserteurs, juifs, communistes, artistes, opposants au régime nazi – déterminée à échapper à la Wehrmacht et à embarquer vers les Amériques…
Recontextualisation de la fiction
Dédaignant l’hypothèse de la reconstitution historique, Petzold a préféré moderniser le récit. L’idée est heureuse, le résultat efficient. Car, s’il n’a pas cherché à l’actualiser au sens strict, il l’a suffisamment rapproché de nous pour en réactiver le sens et produire un autre discours, pour le coup en prise avec notre époque.
Transit trempe ainsi dans les eaux troubles d’une temporalité hybride, indéterminée, mélange d’indices désignant le passé et de signes liés au présent tels que les décors extérieurs, parfaitement contemporains. Les intérieurs et les costumes sont, quant à eux, vaguement modernes tandis que les données du récit font tous référence à « la » guerre.
On y évoque une forte progression militaire, des villes assiégées et prises par l’ennemi (Avignon)… On a faim, on a peur… Les forces (françaises) de police exercent une terreur diffuse, pourchassent les clandestins, procèdent à des arrestations… La cité phocéenne vit dans la crainte d’une invasion imminente…
Ici, les échos du passé résonnent dans le présent ; les fantômes d’autrefois hantent le pourtour du récit. Et c’est précisément dans l’innommé de la tragédie que réside l’intelligence du scénario dont l’atmosphère est en permanence lestée du poids de la surveillance et de la traque.
La peur est partout, le danger invisible. Ou plutôt, la seule figure identifiable de l’adversaire est celle de l’administration qui retient et empêche. Qui empêche les êtres, venus buter sur la mer, de poursuivre leur chemin. Qui oblige les hommes et les femmes, ayant abandonné leur passé, à attendre un futur incertain dans un présent informe, une zone transitoire ou no man’s land temporel durablement pénible.
Déterritorialisation de la douleur
Pour échapper lui-même à la traque, l’Allemand Georg usurpe l’identité d’un écrivain décédé, et tente d’obtenir un visa pour le Mexique. Or, sa rencontre avec la mystérieuse Marie bouleverse ses plans, et renouvelle sa quête de territoire. Le fugitif solitaire, sans mémoire ni avenir, découvre alors l’amour et s’invente un autre destin. Lui, qui cherchait à fuir et à prendre la mer à tout prix, est ramené à terre où se dessine la carte d’un pays inconnu, attendu, espéré. L’individu piégé se remet tout à coup à voyager, à rêver ; il n’a plus peur, ou moins. Cet être en détresse, dépouillé de soi et contraint d’endosser la dépouille d’un mort, redevient progressivement lui-même, regagne son identité, reconquiert sa dignité. Le masque tombe, la vie retrouve son sens.
Tel le Hollandais volant, « sinistre pirate de l’infini » nous dit Victor Hugo (La Légende des siècles), Georg trouve en Marie l’espoir de reprendre figure humaine. Qu’importe si elle lui échappe, et s’évapore dès qu’il tente de l’approcher (serait-elle un nouveau mirage dans sa quête ?). Son rêve d’amour doit pouvoir se concrétiser. Georg doit savoir la gagner à ses sentiments, et la sortir de cet enfer où on les retient prisonniers. La lutte est rude. Elle nourrit cependant son courage et lui redonne une confiance paradoxale en lui-même.
Dans ce récit atemporel et cette ville découpée à la manière d’un labyrinthe, où l’on disparaît soudain sans laisser de trace (la mère muette et son enfant), Georg parvient à trouver sa voie et à parachever un voyage depuis longtemps entamé. Riche enfin de l’amour de sa belle Eurydice, il se hisse à l’universel du héros tragique, et devient un homme libre capable de sacrifice. En offrant sa place sur le navire en partance pour l’exil américain, il demeure à Marseille. La mort l’y attend. Il peut la recevoir ; il est déjà loin. Bientôt reparti, à nouveau en fuite, dans les montagnes…
La guerre aux réfugiés
Transit est un bel exemple d’appropriation d’une œuvre littéraire et de son adaptation à l’écran. À mesure que le film progresse, on comprend que son auteur n’a pas tant cherché à nous parler de la période de l’Occupation (du livre) qu’à faire état du monde d’aujourd’hui. Sa mise en scène (qui en des temps encore proches aurait pu passer pour dystopique) construit un espace qui montre un présent rongé par les noirs souvenirs du passé. Et c’est sans doute pour cela qu’il nous trouble autant : une partie de la réalité du passé semble devoir se réécrire et annoncer la fiction du présent…
La guerre dont il est ici question est, au fond, celle menée contre tous les exilés du monde, de France et d’ailleurs – des êtres aux abois et en simple demande d’asile et de paix. L’indécision temporelle du film dessine les contours d’une zone de transit en état de siège, où les indésirables, jugés en situation « irrégulière », font l’objet d’une chasse sévère, impitoyable. Sa géographie, fondatrice d’un suspense poisseux, est composée de lieux de passage, d’échanges et de tractations (cafés, hôtels, rues, couloirs, escaliers…) que tous s’épuisent à vouloir quitter.
La tension face aux autorités, la course angoissée aux papiers, les longues files d’attente dans les consulats du Mexique et des États-Unis représentent l’espace commun des deux époques, d’hier et d’aujourd’hui. Et cet espace, c’est celui de l’angoisse d’être stigmatisés et renvoyés chez soi. Envoyés à la mort, pour certains.
D’hier à aujourd’hui, le film fabrique un entre-deux qui fait lien, qui creuse le cauchemar des réfugiés de nos villes, de nos jours, qui nous en éloignent dans le temps pour mieux nous y ramener, mieux en discerner les douleurs et les peurs. Ce vrai-faux détour par le passé/la guerre est un procédé habile de mise en scène qui s’adresse à nous avec un rare effet de puissance.
Philippe Leclercq