Tu la retrouveras, de Jean Hatzfeld :
la sagesse des hyènes
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Dans son dernier roman, Jean Hatzfeld suit deux amies prises dans le chaos de la guerre, depuis Budapest, en 1944. L’une est juive, l’autre tzigane, elles ont trouvé refuge dans un zoo. L’écrivain et journaliste signe un roman aux allures de conte sur l’amitié et la survie.
Par Norbert Czarny, critique littéraire
Le cycle de récits que Jean Hatzfeld a consacré au génocide rwandais représente, pour de nombreux lecteurs, l’œuvre majeure de cet écrivain depuis la parution de Dans le nu de la vie (Seuil) en 2000. En cinq volumes, il a couvert un événement dont la dimension aurait échappé sinon. Journaliste et romancier, Jean Hatzfeld a également publié des textes qui renseignent sur la guerre des Balkans et, en particulier, l’éclatement de la Yougoslavie avant et après le siège de Sarajevo. L’Air de la guerre, paru en 1994, en est sans doute le titre emblématique. L’intrigue de Tu la retrouveras, roman paru pour cette rentrée littéraire 2023, se termine à Sarajevo, fait étape à Vukovar, ville martyre de Croatie, traverse la Roumanie de 1986 à 1989. Mais toute sa première partie se déroule à Budapest, à l’hiver de 1944.
C’est dans cette ville, en effet, que Sheindel et Izeta se rencontrent. Elles ont à peine treize ans ; promises à une mort annoncée, elles sont à ce moment deux proies parmi d’autres. La première est juive, la seconde est tzigane. Elles n’ont plus de famille. Les nazis et leurs auxiliaires hongrois, les féroces Croix fléchées, traquent les derniers fugitifs qui se cachent comme ils le peuvent dans la ville assiégée par l’Armée rouge. Les deux fillettes ont trouvé le lieu idéal pour se réfugier : le zoo de Budapest. Elles y prennent soin des animaux, parviennent à en sauver certains, dont Mama, une femelle renne, et une famille de hyènes, animal généralement mal aimé.
En temps de siège ou de guerre, les zoos sont menacés, beaucoup d’animaux admirés en temps de paix deviennent des proies pour les chasseurs, les pillards, les « saigneurs », comme les appelle le narrateur. Des hordes rôdent dans les allées, pénètrent armées dans les cages et tuent indistinctement les lions, les rhinocéros, les gazelles. Le romancier décrit ces scènes atroces comme il décrit les scènes de guerre : à la fois avec l’empathie de qui tient les animaux pour nos semblables, et la froideur du romancier qui montre. La cruauté (et la bêtise) des hommes n’en sont que plus sensibles. Le lecteur jubile quand tel ou tel prédateur subit un sort mérité, déchiré par un ours ou amputé par un crocodile. Les combats font rage tout autour, mais, comme dans certaines fables, les pensionnaires du zoo restent impavides, connaissant « le bonheur de l’oubli, dans la plénitude d’un silence glacial à peine dissipé par des échos lointains ».
Quelque chose d’un conte
Et puis, heureusement, Sheindel et Izeta nourrissent les plus petits et soignent les autres. Sheindel vient d’une ville roumaine où sa grand-mère a été assassinée par les nazis, mais ses origines sont à Sarajevo. Son père y était rabbin, sa mère, une pure enfant de cette ville qui fut cosmopolite, accueillant il y a longtemps les juifs qui fuyaient l’Inquisition espagnole. Izeta est fille de « lovari ». Élever des chevaux, les vendre ici et là, de la Pologne aux Balkans, est le métier le plus courant chez les tziganes. Enfermés dans le camp de Jasenovac, ses parents n’ont pas échappé à la mort. Là, ce sont les Oustachis croates qui tuaient. L’enfant a survécu. Un jour à Budapest, elle a même été sauvée par un groupe de hyènes. Il y a quelque chose du conte dans Tu la retrouveras, ne serait-ce que par la place donnée aux animaux.
Les deux adolescentes n’échapperaient sans doute pas aux chasseurs si un soldat de l’Armée rouge, Dumitriu, ne les protégeait et ne leur donnait espoir. Il est moldave, exerce les fonctions de vétérinaire dans un régiment de cavalerie, et il est souvent là au bon moment. Lui aussi connaîtra les tourments de l’histoire : à peine l’armistice signé, les combattants soviétiques retrouvent le pays, et, pour beaucoup, notamment ceux qui appartiennent à des minorités, le Goulag. Le temps qu’il y passe semble effacer les émotions puisqu’il se sent : « […] d’une tranquillité assez désabusée, pour laisser remonter des souvenirs entassés au fond de lui-même, non par sa volonté mais par son désintérêt ». Il a beaucoup vu, il a tout vécu, il peut vivre et raconter.
Le roman suit les héroïnes et les retrouve adultes. Sheindel observe les animaux non loin du delta du Danube, après les avoir étudiés dans le désert du Neguev, en Israël, où, à l’instar d’un Aharon Appelfeld, elle a vécu les années d’après-guerre. La présence des hyènes, de crocodiles du Nil ou d’hippopotames donne au roman une tonalité étrange. D’où viennent ces animaux ? Ont-ils, comme leurs compagnons du zoo, suivi le cours du Danube ? Le trajet d’Izeta est moins visible. Elle doit un jour retrouver Sheindel, et Sarajevo semble le lieu de rendez-vous idéal.
De la survie par temps de guerre
Tu la retrouveras montre le chaos, les paysages de ruines, les crimes de masse. Il y a quelque chose des horreurs de la guerre telles que Jacques Callot les figurait dans ses eaux-fortes. Des scènes reviennent, comme celles de ces victimes allongées au sol, à Budapest et à Vukovar. Les détails sont identiques, comme si tout recommençait sans arrêt. La barbarie des Tchetniks, ces paramilitaires serbes qui ont sévi ensuite en Bosnie, vaut celle des Oustachis, qui valait celle des Croix fléchées hongrois, ou celle, moins visible, des nazis. Eichmann s’était installé à Budapest fin 1944 pour procéder à une extermination méthodique et bureaucratique des centaines de milliers de juifs et de tziganes hongrois. Tout semble cyclique, surtout le crime.
Pourtant, Tu la retrouveras n’est pas un roman sur la mort, sur la violence des humains, sur la perpétuation des mêmes crimes. C’est le récit d’une survie, l’histoire de deux amies pour toujours qui triomphent du pire et d’abord de la solitude et du vide dans lesquels elles se déplacent. Les appartements pillés, les colonnes de raflés, les quartiers détruits les uns après les autres, le zoo anéanti, elles sont témoins de tout cela sans jamais renoncer à la vie. L’amour si paradoxal des hyènes les soutient, Sheindel leur doit tout : « D’avoir été aimée d’elles, de les avoir aimées, de les avoir aimées à un moment où je n’avais plus personne à aimer. De les avoir aimées avec mon amie que j’aime plus que personne. Aimer aussi fort des êtres aussi détestés, pour des gamines, c’est extraordinaire. Même si elles ne s’en rendent pas compte, elles le sentent… »
Chacune porte aussi en elle la sagesse des ancêtres, proches ou lointains. Les proverbes des mères les aident à penser. « On devient ce qu’on a perdu », disait celle d’Izeta. Il faut lire cette sentence comme une promesse de force pour toujours.
N. C.
Jean Hatzfeld, Tu la retrouveras, Gallimard, 208 pages, 19,50 euros.
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