« Une affaire de famille », d’Hirokazu Kore-eda
La famille habite depuis longtemps l’œuvre du cinéaste japonais Hirokazu Kore-eda. Quelle que soit la forme qu’il lui prête – groupe endeuillé (Distance, 2001 ; Still walking, 2008), fratrie abandonnée (Nobody knows, 2004) ou séparée (I wish, nos vœux secrets, 2011), famille déchirée (Tel père, tel fils, 2013 ; Après la tempête, 2017) ou recomposée (Notre petite sœur, 2015), le réalisateur en questionne le sens et s’interroge sur ce qui, au juste, fait famille.
Ce qui relie vraiment, entre loi sanguine et lien civil, entre la biologie qui oblige et l’alliance que l’on noue librement.
La famille n’est, on le sait, pas qu’une question de naissance et de nom que l’on porte. La nommer ou s’en réclamer ne suffit pas. Elle ne s’impose pas, et n’est jamais (ou presque) une évidence. Rien n’est d’ailleurs moins simple ni trompeur dès qu’il s’agit de famille. Souvent abritée derrière des apparences, celle-ci s’efforce de faire bonne figure et de renvoyer une image conforme aux attentes.
Portrait brisé
Le portrait de famille est donc l’affaire de Kore-eda qui, film après film, travaille à en rectifier le cadre, à en corriger sa définition, à en scruter les douleurs derrière les poses et les sourires figés (on remarquera, à cet égard, que la plupart des affiches de ses œuvres constituent d’astucieux trompe-l’œil, emblématiques de cet enjeu de cinéma).
Les histoires qu’il nous raconte réservent toujours des surprises. Un élément imprévu (un lourd secret éventé dans Tel père, tel fils ou même la mort d’une fillette dans Nobody knows) bouleverse l’harmonie du groupe et scinde le récit en deux – la seconde partie apparaissant comme une sorte d’envers (d’enfer) de la première. Le fragile édifice d’amour (il y en a chez Kore-eda, même beaucoup, mais souvent mal formulé), de compromis et de promesses, s’écroule soudain, et fait place à un champ de ruines que les personnages observent avec des impressions contradictoires de gâchis, de soulagement et de nostalgie pour ce qui n’est plus. C’est à cette dialectique, à la fois simple (du récit) et complexe (des sentiments), que répond évidemment Une affaire de famille, treizième long-métrage de fiction de son auteur, justement récompensé de la Palme d’or au dernier Festival de Cannes.
Moyens de subsistance
La famille, selon Kore-eda, c’est d’abord une maison et une grand-mère. Une maison où l’on se rencontre, et une grand-mère à qui l’on rend compte. Les deux sont en l’occurrence réunies en un même lieu, puisque l’action d’Une affaire de famille se déroule pour partie chez Hatsue, bonne bouille de mamie marrante, à qui Kirin Kiki, fidèle actrice du cinéaste depuis Still walking, prête ses traits (et ce, pour la dernière fois hélas, cette immense figure du cinéma nippon étant décédée en septembre dernier). Autour d’elle, évolue une petite tribu composée de son fils Osamu et de sa belle-fille Nobuyo, et de leurs deux enfants, Aki l’aînée, et son jeune frère Shota.
Trois générations s’entassent donc sous le même toit et dans un joyeux désordre, résolues à ne pas céder aux difficultés financières qui les accablent. Car, depuis l’accident de travail d’Osamu, l’argent est d’autant plus rare que celui-ci ne touche aucune aide sociale. La maigre pension de Hatsue ne suffit évidemment pas. Il faut trouver quotidiennement les moyens de se nourrir.
Ainsi contraints, le père et le fils (non scolarisé) chapardent dans les supermarchés ; Nobuyo déleste parfois les poches des clients de la blanchisserie où elle travaille ; la jeune et jolie Aki s’exhibe dans un peep-show, déguisée en écolière ; Hatsue s’efforce enfin de faire l’appoint en soutirant quelques larmes et billets de banque à la famille de son mari défunt.
Rien de tout cela ne semble devoir peser sur les consciences, pas même la fillette, Juri, qu’ils trouvent un soir, laissée seule, dans le froid, au pied de son immeuble, et qu’ils décident d’« adopter » non sans avoir entendu ses parents se quereller à son sujet et découvert des hématomes sur son corps. Alors, que peut bien leur faire la rumeur d’enlèvement bientôt diffusée par toutes les chaînes de télévision face au sourire peu à peu retrouvé de la petite taiseuse ?
Association de malfaiteurs
« Seul le crime nous a réunis ». Cette phrase de fait divers entendue un jour par Kore-eda, et revenue plus tard à sa mémoire, a constitué la première pierre de sa fiction. Rien ensuite – n’était la séquence liminaire du vol à l’étalage – ne laisse supposer la présence du délit dans ses murs. Or, comme toujours chez le cinéaste, un simple mot, une phrase, une allusion formulée au détour d’une récrimination ou d’un regret vient déchirer l’écran de nos certitudes. Et nous révéler, pour le coup, la vraie nature des liens qui unissent chacun des membres de cette drôle de famille.
L’association formée par Osamu et Nobuyo ne répond guère aux règles de la société. L’un et l’autre, liés par le souvenir d’un passé trouble, sont des hors-la-loi, des voleurs de biens et d’enfants, dont ils font à leur tour des voleurs. Il n’hésitent pas à cacher aux autorités la mort de la grand-mère pour continuer à profiter de ses allocations de retraite. Et la tombe qu’ils lui creusent sous sa propre maison fait soudain passer devant nos yeux le souvenir des comédies italiennes des années 1970 (on est loin ici d’Ozu à qui on relie souvent Kore-eda), avec ses personnages tous plus affreux, sales et méchants les uns que les autres.
Transmission
Leur morale méconnaît la loi des hommes, n’obéit à aucune de ses normes, à commencer par la famille qu’ils envisagent comme un assemblage libre et heureux, et parfaitement illicite, mais loin du malheur des familles désunies ou mal assorties. Osamu et Nobuyo vivent comme ils aiment. Serrés les uns contre les autres dans l’étroite masure de Hatsue où ils cimentent leur petite utopie d’une puissante tendresse. Sans rien de gluant ni d’infantilisant, comme les familles qui sur-protègent. Tout passe ici par la seule présence, qui est un don. Avec beaucoup de regards, peu de mots, quelques sourires simplement échangés.
Surtout, on s’accorde le temps de l’observation, on cherche et on suscite des points de ressemblance, une connivence qui relie et attache. On soigne la transmission, tous complices dans le « travail » (le fameux larcin du début du film) et la détente (la petite leçon d’éducation sexuelle adressée avec humour par Osamu à son fils). Mais, l’apprentissage de la paternité ne va pas toujours de soi. Shota rechigne à appeler Osamu « papa », titre que ce dernier construit jour après jour et attend fébrilement en signe de reconnaissance inversée.
De son côté, Nobuyo rassure Juri et resserre ses liens avec la petite quand, un jour de bain pris ensemble, elle lui montre ses propres traces de brûlures sur le corps. Comme signe d’une lointaine gémellité familiale… Juri, encore, qui trouve progressivement en Shota un grand frère protecteur. Et Aki, offerte aux regards lubriques des autres, qui porte des yeux attendris sur la peine d’un jeune homme esseulé, et devient une sorte de grande sœur pour lui. À d’autres signes encore, on perçoit une certaine hostilité, et beaucoup de solitude, aux alentours de la chaleureuse maison de Hatsue.
L’amour les a réunis
Quand tout vient à s’effondrer, le changement de ton est radical. La chronique familiale, creusant au maximum la profondeur de champ du petit intérieur surchargé de la grand-mère, devient polar, avec ses interrogatoires et ses plans fixes, vides et frontaux. La fantaisie du fol espoir cède la place à la sévérité de la sanction. Osamu et Nobuyo, gentils parents un instant plus tôt, sont alors transformés en dangereux criminels. Les enfants leur sont enlevés, rendus ou placés ailleurs.
Or, ce n’est pas tant l’idée d’un contre-modèle familial qui intéresse Kore-eda que le retour à l’ordre, ou plutôt ceux qui en font métier et en sont, au pays du Soleil-Levant, les farouches garants. Ceux qui – police, justice, médias – montrent ici davantage de promptitude à juger et condamner cette pacifique famille d’adoption qu’à dénoncer parfois les dérèglements des « vraies » familles en guerre. La filmographie de Kore-eda en témoigne. Et avec elle, la fin d’Une affaire de famille qui offre avec Juri et Shota de mesurer l’ampleur du chemin parcouru.
La première, revenue dans le triste et dangereux giron des « siens », et le second, qui lors d’une sortie de son orphelinat finit par appeler Osamu « papa », savent bien tous deux que c’est l’amour seul qui les a réunis…
Philippe Leclercq