Une famille monde : « La Carte des Mendelssohn », de Diane Meur
Au chapitre 14 de son roman, l’auteur se lance dans une entreprise aussi impressionnante que délicate : tracer la carte des Mendelssohn, cette famille dont elle raconte l’histoire depuis près de cent quatre-vingts pages.
Cette carte, on peut la voir sur le site de son éditrice, et le lecteur s’y reportera. Cette carte, qui pourrait servir de nappe à la table du salon sur laquelle elle est posée, donne une idée de l’entreprise de Diane Meur.
Un travail titanesque qui occupe plusieurs années de sa vie, qui la change.
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De la biographie au roman
C’est donc une double histoire qu’on lit en ouvrant le roman qui paraît en cette rentrée : celle de la famille qui compte en son sein Moses Mendelssohn, philosophe proche de Kant, modèle de Lessing pour son Nathan le Sage, et Félix Mendelssohn Bartholdy, le musicien resté célèbre pour sa marche nuptiale, pour ses Romances sans paroles, et pour ses transcriptions de Bach qui sont d’abord redécouverte d’œuvres enfouies dans l’oubli, comme La Passion selon saint Mathieu.
Le philosophe comme le musicien ont déjà fait l’objet de biographies et ce n’est pas pour en écrire une nouvelle que Diane Meur entame ce long travail.
Celui qui l’intéresse, d’un point de vue romanesque, c’est Abraham, fils de Moses et père de Félix ; il est banquier et n’a pas l’aura des deux autres Mendelssohn. Cette discrétion lui plaît. Elle aime les histoires de famille, en a écrit elle-même, et notamment Les Vivants et les Ombres, qui se déroulait au XIXe siècle dans une demeure de Galicie.
Elle a besoin d’un lieu pour se situer, pour situer ses personnages et ce qu’elle en raconte :
« J’ai besoin d’être quelque part : dans une ville antique de la plaine, dans un manoir de Galicie, un micro-duché du Saint-Empire germanique ou du moins le débarras d’un appartement parisien, grenier à névroses et à secrets de famille. »
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Une joyeuse énergie
Les lieux qu’elle décrit sont donc tous réels et souvent arpentés, autant que faire se peut. Son enquête sur les Mendelssohn l’obligerait en effet à voyager dans le monde et, sinon dans le monde, dans une Allemagne qui n’existe plus depuis 1945 au moins. Il s’agit, selon sa belle expression, d’une « cartographie de la dispersion ». Pourtant, une partie de ce roman est écrite à Berlin, la ville dans laquelle elle a souvent vécu et travaillé.
Elle est aussi traductrice et on ne peut que recommander La Vie hors du temps, de Tezer Özlü. Certains de ses séjours à Berlin sont émaillés de catastrophes en tous genres, mais elle ne désespère jamais, et son roman y trouve une part de sa joyeuse énergie.
On est en effet frappé par le ton de l’auteur : elle vit une épreuve (qu’elle a choisi de s’infliger), elle connaît des moments de doute ou d’abattement, voit sa vie personnelle et sentimentale bousculée, et jamais elle n’arrête de dresser cette carte. L’énergie de « centrifugeuse » qu’elle met en œuvre tient à cet objet qu’est une « famille ».
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Une famille dispersée sur la planète
On ne saurait compter les Mendelssohn : ils vivent en diverses parties de la planète, ont les métiers les plus divers, ont connu les sorts les plus étonnants. Certains, assez rares au fond, sont restés juifs, beaucoup se sont convertis au protestantisme, une « zone orange » a adopté la foi catholique.
Parmi ces Mendelssohn, des sœurs vivant en Belgique, mais aussi Brendel Dorothéa, fille de Moses, deux fois convertie, mariée avec le philologue romantique Friedrich Schlegel.
On passera sur tous les soldats morts pendant la Seconde Guerre mondiale, époque pendant laquelle porter ce patronyme était très difficile. Mais tous ne le portaient pas. À l’opposé, Félix Gilbert, doublement Mendelssohn côté paternel et maternel, a fui l’Allemagne nazie, été un combattant actif dans les rangs de l’OSS, services secrets britanniques, et est revenu avec nostalgie dans sa ville détruite, ne retrouvant que le pavement blanc et bleu de sa maison natale détruite par les bombes russes ou américaines.
Et puis il y a l’histoire de Paul, le chimiste, qui fonde la société anonyme pour la fabrication de l’aniline, autrement appelé AGFA, pour qui a un jour pris des photos argentiques…
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Quand l’histoire d’une famille devient l’histoire du monde
À travers cette histoire comme tant d’autres, La Carte des Mendelssohn contredit tout ce que l’on peut dire ou penser des origines, des « souches ». Chercher un ancêtre, c’est en trouver des dizaines :
« Si tout est relié à tout, à quoi bon se targuer de descendre d’un tel plutôt que d’un autre ? Ce ne sont que gouttes dans l’océan, dont il importe peu qu’elles proviennent d’un gave pyrénéen ou d’une source des Andes. Une découverte libératrice. Quelque chose me dit qu’à l’avenir je pourrai m’occuper d’autre chose que de romans historiques et de questions de filiation. »
Des histoires, des anecdotes, il y en a pléthore dans ce roman qui met en relief la formidable vitalité du genre : Diane Meur emprunte les voies du conte, rappelant l’histoire de Peter Schlemihl, l’homme qui a perdu son ombre, de Chamisso (encore un personnage !), joue sur la scène dramatique, tient son journal (de Berlin), propose des scènes comme au théâtre, remplit les cases d’un échiquier dont les contraintes valent celles de La Vie mode d’emploi, le roman de Perec qu’elle relit pendant qu’elle écrit.
Ses références sont éclairantes : outre Perec, elle cite Garcia Marquez, Claudio Magris, car le fleuve Mendelssohn a des liens avec le Danube de l’écrivain triestin, et Thomas Mann : Joseph et ses frères est une sorte de modèle, Le Doktor Faustus n’est pas sans écho avec son entreprise. La raison est simple :
« L’histoire d’une famille ne m’intéresse que si elle devient l’histoire du monde, et c’est de plus en plus le cas. »
Ce roman est d’abord le sien, en tant que personnage de fiction, comme elle l’explique :
« Le roman vécu de ma recherche sur les Mendelssohn, dont je serais le seul personnage répondant à mes critères du personnage de fiction, puisque je ne connais pas d’avance ma propre vie…».
Un sacré personnage !
Norbert Czarny
• La carte des Mendelssohn établie par Diane Meur.
• Diane Meur, « La Carte des Mendelssohn », éditions Sabine Wespieser, 2015, 496 p.
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