Une séquence littéraire pour prévenir les dangers de la Toile
La journée du 8 novembre 2018 organisée pour prévenir et lutter contre toutes les formes de harcèlement a notamment eu le mérite de raviver la force des témoignages et de souligner combien les enfants et pré-adolescents demeuraient des proies idéales pour les cyber-harceleurs.
Si l’on doit dégager une première ligne de force des divers témoignages de cyber-harcelés ou plus globalement de jeunes gens agressés moralement sur Internet, c’est sans doute à la fois la naïveté des premières incursions sur la Toile et l’incapacité à s’en défaire immédiatement.
En situation de fragilité psychologique voire simplement dans un questionnement sous quelque forme que ce soit, rares sont les enfants ou pré-adolescents possédant la maturité et le recul suffisants pour naviguer sans crainte en terrain piégé. Et ce d’autant moins que la protection de leur intimité n’est pas en phase avec la « logique communautaire » qui promeut l’affichage de soi sur les réseaux sociaux.
La littérature comme source de questionnements
Mettre en garde des élèves contre les dangers potentiels du web par un discours moralisateur a peu de chance de produire les échos espérés tant Internet fait désormais de l’univers hyper-connecté de la jeunesse. Il peut ainsi sembler beaucoup plus efficace, en classe, de réfléchir de façon indirecte au caractère invasif voire toxique d’une navigation sans filtre en s’appuyant sur les réflexions et interrogations nées de la lecture des textes littéraires.
L’approche proposée pourra être mise en œuvre avec une classe de sixième. En adoptant la logique anthropologique prévalant dans les programmes actuels de français au collège, il s’agit d’investir quelques œuvres (fables, contes, mythes) en ayant comme objectif de mettre en corrélation l’analyse des textes et la prévention du cyber-harcèlement.
La Toile : une métaphore à expliciter
Dans un premier temps, l’idée sera de travailler sur le champ sémantique du mot « toile », traduction de l’anglicisme web, signifiant dans son acception la plus commune : « ensemble des données reliées par des liens hypertextes, sur Internet ». Le deuxième temps de l’activité consistera à demander aux élèves de schématiser au brouillon cette fameuse « Toile » : ce qui conduira très probablement, par association d’idées, à un rapprochement avec la représentation d’une toile d’araignée.
On pourra alors tracer sous la forme d’une carte mentale les deux sens opposés du mot « toile » : le premier à connotation positive implique l’idée de connexion, de liens entre des connaissances et corrélativement entre des personnes ; le second à connotation plus péjorative sous-tend l’idée de capture d’une proie.
Moralités de la fable…
Une fois posée cette double acception du mot-clef de la séquence, on orientera la réflexion collective du côté de la littérature en lisant la fable « Le Lion et le Moucheron », l’enjeu étant de bien mettre en évidence la redoutable efficience de la toile d’araignée. En un vers, La Fontaine ne parvient-il pas à suggérer que la dangerosité du piège tient à son invisibilité ? Le Moucheron, triomphateur du Lion, avance sans crainte vers d’autres exploits alors même que se dresse devant lui « l’embuscade d’une araignée » qui le mène aussi naturellement que tragiquement à « rencontrer sa fin ».
« Va-t-en, chétif Insecte, excrément de la terre.
C’est en ces mots que le Lion
Parlait un jour au Moucheron.
L’autre lui déclara la guerre.
Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de Roi
Me fasse peur ni me soucie ?
Un Bœuf est plus puissant que toi,
Je le mène à ma fantaisie.
À peine il achevait ces mots
Que lui-même il sonna la charge,
Fut le Trompette et le Héros.
Dans l’abord il se met au large,
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du Lion, qu’il rend presque fou.
Le Quadrupède écume, et son œil étincelle ;
Il rugit, on se cache, on tremble à l’environ ;
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un Moucheron.
Un avorton de Mouche en cent lieux le harcelle,
Tantôt pique l’échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux Lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air qui n’en peut mais, et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat ; le voilà sur les dents.
L’Insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une Araignée :
Il y rencontre aussi sa fin.
Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire. »
Selon la démarche corrélative engagée, on pourra déduire une première « moralité » à transposer sur les dangers de la navigation sur le Web. Ne pas penser à mal tant les choses paraissent apparemment attrayantes et ludiques constitue la première faiblesse du navigateur naïf. Seconde moralité que déduiront les élèves : une fois pris dans le piège d’une toile, on n’est plus en situation d’en sortir indemne. Ainsi du moucheron de la fable, définitivement pris par la toile et sans aucune possibilité de revenir en arrière.
Ici encore, la voie indirecte de la littérature peut être d’un grand secours pour le professeur. Pensons par exemple aux Aventures de Pinocchio de Carlos Collodi. I
ll suffit ainsi de relire ou de raconter le chapitre XXX : Pinocchio part en cachette aux « Pays des joujoux » avec son ami Lumignon pour mettre en perspective les risques encourus pas un enfant inconscient du danger.
Comme l’indique le site de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés (https://www.cnil.fr/fr/reagir-en-cas-de-harcelement-en-ligne) les cyber-harceleurs ne s’affichent jamais comme des prédateurs mais bien comme des « amis » en adoptant une fausse identité. Leur potentielle dangerosité est par là même dans un premier temps invisible comme l’aliénation irrémédiable promise à Pinocchio.
Le mythe de la boîte de Pandore
Pour autant, comment conduire indirectement les élèves à appréhender de façon encore plus subtile la réalité protéiforme de la Toile et à saisir les implications d’une réalité virtuelle ?
Après La Fontaine et Collodi, on pourra tirer parti de la mythologie grecque comme élément fondamental de médiation pour une meilleure mise en perspective du problème, et notamment de l’épisode de l’ouverture malencontreuse de la jarre remise par Zeus à Pandora dont la curiosité va déclencher une catastrophe car celle-ci contenait tous les maux de l’humanité : la vieillesse, la maladie, la guerre, la famine, la misère, la folie, la mort, le vice, la Ttomperie, la passion, l’orgueil mais aussi l’Espérance.
En dépit de tous les atours dont se pare le Web, il est à bien des égards assimilable, selon l’expression lexicalisée consacrée, à une véritable « boîte de Pandore » dont l’ouverture ne laisse jamais complètement indemne un internaute non averti.
On pourra recourir au récit en images du mythe sur TV5 monde.
La navigation sur Internet peut au premier abord apparaître comme un simple déplacement en surface, en zone sinon protégée du moins pacifique. Mais la moindre incursion hors des sentiers battus, a fortiori en l’absence de contrôle parental, est susceptible de produire à tout instant des effets pernicieux sur l’enfant. Sauf qu’ici, on n’en restera pas comme dans le récit mythologique aux maux humains en terme général mais à leur déclinaison concrète : images pornographiques, demandes d’ordre pédophilique, photographies d’actes barbares, insultes racistes, fausses informations, etc.
Le cabinet secret de Barbe-Bleue
En clair, on n’ouvre pas n’importe quel site impunément comme on ne se confie pas sans conséquence sur la Toile. Les prédateurs qui sommeillent et veillent sont justement en quête de tous ces navigateurs curieux, ne pensant pas à mal, qui imaginent toujours que l’on peut aisément faire un retour en arrière : ne pas avoir vu, ne pas avoir lu, ne pas être entré en contact avec. Or, pour l’exprimer encore une fois par le détour de la littérature, une fois que la jeune épouse a accepté la clef de Barbe-Bleue dans le célèbre conte de Perrault et qu’elle s’est introduite dans la chambre mortuaire, elle n’est plus en mesure d’effacer à la fois la trace de ce qu’elle a fait (le sang sur la clef) et ce qu’elle a découvert (les cadavres des épouses précédentes).
« Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s’y arrêta quelque temps, songeant à la défense que son mari lui avait faite, et considérant qu’il pourrait lui arriver malheur d’avoir été désobéissante ; mais la tentation était si forte qu’elle ne put la surmonter : elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.
D’abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées. Après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang, se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs : c’était toutes les femmes que la Barbe bleue avait épousées, et qu’il avait égorgées l’une après l’autre.
Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu’elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main. Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre un peu ; mais elle n’en pouvait venir à bout, tant elle était émue. Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l’essuya deux ou trois fois ; mais le sang ne s’en allait point : elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sablon et avec du grès, il demeura toujours du sang, car la clef était fée, et il n’y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre. »
Pris au piège, le navigateur naïf reste comme le personnage du conte, « captivé », à la fois choqué et ébahi par l’offense faite à son innocence. L’attaque subie demeure toujours aussi rapide que définitive. Car, comme Hélène Merlin-Kajman le souligne dans les premières pages de son essai décisif, Lire dans la gueule du loup (Gallimard, « NRF Essais », 2016, « l’agression traumatique viole […] [le] contrat humain implicite mais fondamental par lequel chacun reconnaît à l’autre une intimité et une intégrité physique inviolables » (p. 45). Et, dans le contexte actuel, l’on ne compte plus, fatalement, les traumas durables qui en découlent…
Comme en fait état l’ouvrage de Catherine Blaya, Les Ados dans le Cyberespace (de Boeck, 2013), la Toile s’apparente à un univers fondamentalement piégé qui prolifère, notamment par le biais des réseaux sociaux, en invitant les potentielles victimes « innocentes » à ne rien cacher d’elles-mêmes. En clair, fondamentalement et même structurellement, elle invite à baisser les armes, à relâcher sa vigilance, à rechercher naïvement des amis, à se montrer tel qu’on est.
Si la littérature ne peut évidemment pas inverser à elle seule cette logique de dévoilement faussement innocent, elle reste néanmoins propice à éveiller un questionnement et à susciter des discussions sur les conséquences de ce type de comportement à risques. Elle invite à s’installer dans un rapport au monde plus concret, plus vigilant et plus pragmatique. et montre sa nécessité dans un monde où le « vrai » devient de moins en moins « vraisemblable ».
Antony Soron, ÉSPÉ Sorbonne Université
• Le site de la CNIL.
• Dossier de la CNIL : Réagir en cas de harcèlement en ligne.
• La plateforme nonauharcelement.education.gouv.fr (écoles, collèges, lycées).
• Douze romans des collections « Neuf » et « Médium » de l’école des loisirs évoquant le thème du harcèlement.