Une utopie : "Nous étions l’avenir", de Yaël Neeman
« Le kibboutz n’est pas un village au paysage pastoral, avec ses habitants pittoresques, ses poules et ses arbres de Judée. C’est une œuvre politique, et rares sont les gens de par le monde qui ont vécu, par choix et de leur libre volonté, une telle expérience, la plus ambitieuse qui fut jamais tentée. Qui pourrait dire non à une tentative de fonder un monde meilleur, un monde d’égalité et de justice ? Nous n’avons pas dit non. Nous avons déserté. »
Une fois n’est pas coutume, nous sommes partis de la quatrième de couverture pour présenter le récit de Yaël Neeman, écrivain israélienne dont paraît Nous étions l’avenir, un titre qui sonne à la fois nostalgique et utopique.
Les deux adjectifs ne sauraient mieux caractériser ce livre, encore que pour le premier, on apportera quelques nuances. Le second en revanche, rappelle des temps désormais très lointain.
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L’imaginaire politique du kibboutz
On était, en gros, avant 1967. L’État d’Israël passait pour ce petit pays , toujours sur le qui-vive, qui avait fondé une communauté égalitaire, le kibboutz. C’était le seul lieu au monde où le communisme semblait s’accomplir, sans la terreur, sans la contrainte et dans une forme d’allégresse. Une certaine jeunesse européenne venait dans ces villages pour voir, travailler ou vivre le temps d’un été, et plus si affinité.
Yaël Neeman a passé ses années d’enfance et de jeunesse à Yehi’am, en Galilée. Elle est née dans une famille de pionniers installés en Palestine avant la guerre. Ils venaient de Hongrie comme beaucoup des habitants de cette communauté. Ils appartenaient à l’Hachomer Hatzaïr, un mouvement de jeunesse sioniste-socialiste (les deux termes n’étaient pas antithétiques).
Les militants de ce courant politique voulaient créer un foyer national juif en Palestine, mais ils le voulaient égalitaire, démocrate, laïc. Ils souhaitaient vivre en paix avec les voisins arabes. Bien des militants de ce courant ont d’ailleurs constitué les premières troupes du Parti communiste israélien, voire du Parti communiste tout court, et sont rentrés en Europe. Certains se sont retrouvés dans le paradis soviétique… À Yéhi’am, Staline et sa vision du communisme sont longtemps restés des références. On préférait l’Union soviétique aux impérialistes nord-américains dans les années cinquante.
Mais Yaël Neeman n’aborde guère cet aspect idéologique. Elle raconte l’enfance séparée des parents biologiques, la vie des petits dans le groupe auquel ils appartiennent, les rituels du quotidien, les fêtes et célébrations, les visites au village arabe voisin dont on ne veut pas trop voir qu’il est pauvre et rempli de villageois palestiniens (le mot n’existe pas encore) expulsés d’autres terres, conquises en 1948.
Un lieu comme hors du temps
Yehi’am est un kibboutz né dans la guerre. Il a fallu construire des palissades et des tours protectrices, amener des armes et de la nourriture au sommet de la colline rocheuse qui constitue le noyau du village. Tout cela ne s’est pas fait sans mal, sans morts. Mais le kibboutz se développe, embellit, rempli d’arbres et de fleurs, riche en plantations, notamment de bananiers. On fait des concours pour améliorer les récoltes et le souvenir stakhanoviste n’est pas loin, le mensonge en moins.
On sera étonné d’apprendre combien ce kibboutz est un lieu à part, et désormais comme hors du temps. Outre l’éducation si singulière des enfants, loin des parents parce qu’on veut éviter tout héritage, les valeurs sont souvent radicales. On met un point d’honneur à ne pas se marier selon le rite religieux. Précisons que le mariage civil n’existe toujours pas en Israël. On fait cuire du sanglier (variante du porc, faut-il le rappeler ?) le jour de Yom Kippour, sans doute le plus sacré du calendrier hébraïque et marqué par un jeûne.
L’argent, bien sûr, n’existe pas. Chacun reçoit selon ses besoins a-t-on coutume de dire. La propriété personnelle n’existe pas davantage : inutile de fermer la porte de la maison. Elle n’appartient pas vraiment à qui l’habite. Les vêtements sont, comme le reste, propriété collective. Un cordonnier se charge de fabriquer des souliers pour tout le monde : un modèle et une couleur pour les garçons, une autre pour les filles.
Et puis vient le temps des métamorphoses. Celle de la narratrice et de ses compagnons du même âge. À douze ans, tous quittent le kibboutz pour rejoindre une institution scolaire et ne rentrent qu’épisodiquement chez eux. Le mouvement rassemble la jeunesse de tout le pays, selon les mêmes normes, avec les mêmes contenus éducatifs. On enseigne des valeurs presque intangibles. Comme l’écrit l’auteur, « les échanges se faisaient entre nous, à l’intérieur de notre planète, celle des kibboutzim de l’Hachomer Hatzaïr ».
Parfois, l’éducation se prolonge en ville, à Tel Aviv où le kibboutz possède un appartement pour loger ses habitants. Mais là aussi, on reste sioniste-socialiste et si on observe des pêcheurs au travail, c’est pour, partant du concret, comprendre les mécanismes de l’exploitation, quitter le bord de mer pour arriver à Marx.
Lorsque l’utopie touche à sa fin
L’utopie touche à sa fin. Laquelle était inscrite dans ses origines. Le kibboutz a vécu son âge d’or dans les années trente et en 1970, il ne concerne plus que 3, 3% de la population israélienne. La légende a d’abord laissé place aux faits : les chefs de l’Hachomer Hatzaïr n’étaient pas opposés aux expulsions des paysans ou villageois palestiniens. Les bonnes raisons ne manquaient pas et on s’épargnera des jugements moraux rétrospectifs.
Et puis, dans le récit, Yaël Neeman évoque un séisme ayant frappé la Galilée dans la fin des années soixante : quelques dégâts matériel, mais rien de grave et pas de victimes. Le séisme politique a été plus vif, plus profond, et la terre continue de trembler : après 1967, la conquête de territoires d’abord appelés occupés, puis libérés, puis changeant de nom, en passant de Cisjordanie à Judée Samarie, a bousculé le consensus.
Une droite nationaliste a accédé au pouvoir. On a moqué les idéaux égalitaires. L’individualisme et la loi du plus fort, du plus riche, ont transformé le pays. On peut dès lors comprendre l’imparfait nostalgique qu’emploie Yaël Neeman.
Norbert Czarny
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• Yaël Neeman, « Nous étions l’avenir », Actes Sud, traduit de l’hébreu par Rose Azoulay avec la collaboration de Rosie Pinhas Delpuech, 270 p.