"Vera", de Petr Zelenka, ou la vérité du monde libéral
Dans son essai fameux, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, le politologue et économiste américain Françis Fukuyama, théoricien de la « fin de l’Histoire », prévoyait en 1992 l’attirance irrépressible des pays encore communistes pour la vie heureuse des pays démocratiques et libéraux.
Mais si dans sa pièce Vera le Tchèque Petr Zelenka nous présente un ex-pays de l’Est converti au capitalisme, ce n’est pas pour applaudir aux transformations de la société de la société qu’il observe, mais pour dénoncer avec férocité et émotion les espoirs illusoires et les réalités amères.
Une fable politique
Vera s’inscrit dans cette veine du théâtre européen contemporain inspirée par le monde du travail et que l’œuvre d’auteurs comme Michel Vinaver ou Joël Pommerat a rendu relativement populaire dans le domaine français. Avec cette pièce, bien qu’encore peu connu, Petr Zelenka peut espérer à bon droit accéder à une juste notoriété, servi ici par des gens de théâtre inspirés, qu’il s’agisse pour la mise en scène de Pierre Notte, Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo ou pour le rôle principal de Karin Viard, omniprésente tout au long du spectacle, et impressionnante d’énergie.
Vera n’est pas à proprement parler une pièce réaliste, au sens documentaire, mais par le traitement du temps, de l’action ou des caractères elle tend plus vers la fable politique, nous donnant à tirer les leçons de l’histoire d’une femme croyant à la réussite capitaliste, aux valeurs de l’argent, du pouvoir et de l’efficacité, d’abord triomphante puis écrasée par plus fort qu’elle et connaissant à son tour la déchéance des vaincus.
Grandeur et décadence
Le schéma est simple : grandeur puis décadence, simple mais éloquent, efficace. Véra dirige tout : son agence de casting, son vieux père solitaire, son mari malade, sa nièce sans situation. Elle le fait avec beaucoup de qualités, de cœur et de talent, mais elle a un défaut, un leurre : elle croit que tout s’achète, tout se vend, que l’argent est l’heureuse solution à tous les problèmes. D’où l’intrusion du thème de la prostitution associée à toutes les relations, comme une métaphore majeure de notre monde marchand.
Vera suggère ainsi à son actrice de second ordre de vendre l’histoire de son cancer aux médias, à son acteur-phare de tenir à coup de surdoses de médicaments, à sa nièce de faire des photos sexy, et, faute de s’occuper de son père (qu’elle aime pourtant), elle paie des assistantes de vie pour assister le vieil homme, tout comme elle propose des prostituées à son mari (qu’elle aime cependant également).
Son erreur pourtant, c’est d’oublier la complexité de l’humain, l’irrationalité des sentiments, la complexité du vivre, rappelée pourtant symboliquement dès le début de la pièce avec le suicide d’une de ses actrices.
Un message suggéré plutôt qu’affirmé
Pièce contemporaine, Vera n’échappe pas aux standards de l’écriture et de la mise en scène d’aujourd’hui : fragmentation de la narration ( vingt-trois unités au total), éclatement de la temporalité et des lieux (surtout dans la deuxième partie plus déliée), insertion de chansons, vidéos redoublant la scène ou transportant dans un ailleurs temporel ou spatial (l’enfance), ces nouveaux codes construisent un spectacle rythmé mêlant humour et cruauté, cynisme et pathétique.
Loin d’être pesant, le message est très souvent dans la suggestion, dans les mots corrosifs et drôles de Vera ou dans les échos subtils d’une partie à l’autre , comme la guitare de son père, offerte puis vendue, ou le motif de l’ascenseur (élévation et chute). Présent sur l’affiche de la pièce, l’ascenseur exhibe une Véra femme d’affaires radieuse le portable à l’oreille, triomphale dans la première partie, puis le motif revient dans la seconde découvrant une Vera souillée et humiliée, filmée par une caméra de surveillance dans un autre ascenseur qui, apprend-on, fait le buzz sur Internet.
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Créée en 2016 par la Comédie de Caen et son directeur Marcial Di Fonzo Bo, jouée à Paris au Théâtre des Abbesses en 2017, comptant plus de cinquante dates en province à ce jour et reprise au Théâtre de Paris, Vera est une pièce à découvrir pour le sujet qu’elle aborde : la violence de notre monde ultra libéral, les acteurs qui la portent, Karin Viard bien sûr, mais aussi ses camarades surprenant dans les multiples rôles qu’ils endossent (six acteurs pour vingt personnages), et son auteur Petr Zelenka dont la tournure d’esprit incisif et percutant rencontre les formes de notre sensibilité contemporaine.
Pascal Caglar
• Présentation de la pièce sur You Tube.
• « Vera », de Petr Zelenka,traduit du tchèque par Alena Slunečkova, version scénique de Pierre Notte, Les Solitaires intempestifs, 2016, 128 p.