"Veracruz", d'Olivier Rolin. Avant l’ouragan
« La paresse, les oublis, l’inattention font partie des ingrédients de l’écriture, il me semble que Paul Valéry dit à peu près ça quelque part – Paul Valéry, cet esprit sec et ordonné, vous imaginez ! »
La réflexion est celle d’un narrateur désorienté, cherchant en vain le lien entre ce qu’il a vécu avec Dariana, et les quatre récits qu’il a lus, des récits reçus après la disparition de la jeune femme.
Le narrateur, et donc personnage principal, est un conférencier venu à Veracruz pour dire pourquoi Proust l’énerve. Il a également noté que jamais, dans la Recherche, on ne boit ou se saoule. Lui aime fréquenter les bars et n’est pas insensible à la beauté des femmes. Mais l’esprit est chez lui plus fort que tout. Il est capable d’auto-dérision, rarement de passion oublieuse de soi.
L’apparition de Dariana le bouleverse, comme celle d’un « elfe, un feu-follet, une gueule d’amour » : « Notre liaison dura peu, mais je m’en souviendrai au-delà de la mort, si l’éternité ou quelque chose comme ça, est une option possible. » Un jour elle disparaît. Quelques temps plus tard, il reçoit un pli contenant quatre récits. En serait-elle l’auteure ?
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Quatre récits
Ces quatre récits racontent le même huis-clos, dans une atmosphère sombre et pesante, alors qu’un ouragan menace. Chaque point de vue éclaire autrement une histoire sordide : Ignace, prêtre défroqué, Miller, époux de Susana, El Griego, père de la même Susana et Susana elle-même disent leur haine les uns des autres, racontent la chute de la maison Médina Schmidt, ancienne famille patricienne mêlant les Flandres et la Castille soudain abouchée avec les trafiquants mexicains, les gangs qui s’entretuent avec une cruauté calculée. On vit de contrebande ; on vide des livres anciens pour les remplir de cigares expédiés aux États-Unis. El Griego joue les intermédiaires, masquant ainsi sa médiocrité sous des atours de spécialiste.
Susana est une proie pour les trois hommes. Elle s’est vengée de Miller en étouffant leur fils unique, elle a subi les offenses d’El Griego et rêve de le tuer. Quant à Ignace, méprisé par tous, il incarne l’esprit cauteleux des jésuites, et une simple évocation par Miller suffit à se le figurer :
« Noire outre de fumets fétides, tout ça frelaté, tourné, relevé d’odeur de foutre giclé sous la soutane, figé avec de l’ail et du beurre rance, quand je pense que c’est moi qui ai ramassé ça… »
Dans l’atmosphère obscure du palais, à peine éclairée par la pierre de cristal que porte Susana en pendentif, on espère l’ouragan qui dévastera tout. Et la belle femme s’identifie à cet ouragan vengeur.
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Un traité du style
Entre le récit qui ouvre Veracruz et l’histoire reçue par le narrateur, il n’y a pas de relation apparente. C’est un récit enchâssé, certes, mais le lecteur établira seul les liens entre les textes. Le premier lecteur est ce narrateur égaré par son amour, cherchant les signes qui pourraient l’éclairer, voyant des coïncidences à travers certains lieux, certaines situations, certains détails, comme la présence très forte des animaux et en particulier des chauves-souris. En vain. Nous nous trouvons dans le même état que lui, nous interrogeant selon nos habitudes de lecteur :
« Nous voulons toujours que tout ait un sens. Nous voulons que le temps aille sans jamais se retourner, que les événements s’enchaînent, que les livres aient un plan, une signification cachée, l’histoire une fin. […] Cette construction nous l’appelons “comprendre” et en vérité nous ne comprenons rien. »
La puissance de Veracruz tient à sa concentration, à sa densité, à une écriture qu’on aimerait qualifier d’explosive. Comme si en un minimum de phrases et de mots le romancier avait voulu décrire l’« amour faucon » entre le narrateur et Dariana et l’atmosphère étouffante du palais. Les registres de langue traduisent la vulgarité de Miller, la rage de Susana, la fausse tenue du jésuite. Les rythmes varient, parfois saccadés, avec un fort usage des points de suspension, l’emploi de phrases nominales, ou au contraire des cadences plus lentes, plus majestueuses comme dans ce passage semblable à un panoramique sur la bibliothèque très riche des Medina Schmidt, Ignace raconte les lectures faites à Susana afin de se rendre maitre de la jeune femme.
Bien après l’épilogue mexicain, cette aventure tourmente le narrateur. Parti à Shangaï, il découvre la bibliothèque tenue par les Jésuites, et consacrée à la Chine, dans toutes les langues vivantes et mortes de l’Europe. Il énumère des titres, s’attache à un volume, un détail dans ce volume. Un passage l’arrête :
« Deux hirondelles volent ensemble, leurs ailes inclinent d’un côté et de l’autre. Cette fille est partie, je l’ai suivie loin dans la campagne, quand mes yeux ont cessé de l’apercevoir, j’ai versé un torrent de larmes. »
Comme tous les romans d’Olivier Rolin, tous différents, répondant à des règles parfois opposées, Veracruz est un traité du style. Il dit le désir de faire coïncider l’expérience amoureuse et son écriture :
« Mais la phrase ne surgit que lorsque déjà l’intensité est passée, sous l’empire complet de quoi il faut être. Et l’intensité ne connaît que des instants, des coups de foudre. »
L’énigme restera entière.
« À y regarder de près » donne à lire un autre Rolin
Ce beau livre paru fin novembre est illustré par des gravures d’Erik Desmazières avec qui Rolin avait déjà travaillé pour la BNF.
Depuis longtemps, Rolin s’intéressait à une petite forme en prose, modeste et précieuse, s’attachant à des objets banals. On avait pu en lire des parties, on a désormais l’ensemble : l’asperge, l’artichaut, l’huître, l’os de seiche, la patate germée, le galet… On devine la parenté… C’est en effet un parti-pris des choses que partage l’écrivain avec un grand prédécesseur, celui qui le premier leur a donné dignité, Francis Ponge.
Rolin cite également George Perec dont il se sent également proche et qui traverse nombre de ses textes. Et à la suite de l’auteur d’Espèces d’espaces, il écrit : « On essaie d’apprendre à voir. Tourner, retourner, soupeser, palper, scruter, ouvrir, goûter. Ce n’est pas assez, recommencer. Ne pas se satisfaire du premier coup d’œil. Observer, aiguiser, affûter la perception. C’est le premier exercice. »
On s’amusera à lire ce recueil avant ou après Veracruz, dans un même élan, pour trouver les signes cachés, ici et là, en lecteur méticuleux, à la Paul Valéry !
Norbert Czarny
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• Olivier Rolin, « Veracruz », Verdier, 2015, 130 p.
• Olivier Rolin et Érik Desmazières, « À y regarder de près », Seuil « , Fiction & Cie », 2015.
• « Le Météorologue », d’Olivier Rolin : la violente espérance de l’époque, par Norbert Czarny.
• Olivier Rolin, romancier et bricoleur, par Norbert Czarny.
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