"Visages, villages", d'Agnès Varda et JR, d'un territoire à un autre
Le propos du documentaire d’Agnès Varda et de JR semble au premier regard très modeste. Le spectateur suit les deux artistes aux quatre coins de la France : ils font des rencontres avec des Français très différents, dans des lieux éloignés des grandes villes, assez à l’écart ou parfois même promis à la destruction.
JR fait ce qu’il sait faire : il photographie les gens qu’il rencontre puis il agrandit ses photographies dans des proportions parfois démesurées pour les coller sur des murs. Elles peuvent faire la taille d’un immeuble ou d’une enceinte et parfois elles sont tellement hautes qu’on doit les voir de très loin, comme quand elles sont collées sur des piles immenses de conteneurs, au milieu des docks du Havre.
Quant à Varda, elle accompagne JR, parle aux gens qu’il photographie, les convainc de participer, filme parfois ce qui se passe ; mais si les images appartiennent tantôt à l’un tantôt à l’autre, il est certain en revanche que le montage doit absolument tout à Varda.
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D’un territoire à un autre
Il y a un effort constant pour que les deux artistes soient mis à égalité du début à la fin du film, et leur association prend des formes différentes (de l’union professionnelle entre deux artistes à une relation presque filiale, où les questions de la transmission, de l’héritage et de la ressemblance sont posées) ; pourtant, le travail de transition et l’évolution du film sont absolument le fait de la cinéaste, et non du photographe.
Peu à peu, le film change de ton. Le film passe insensiblement d’un territoire à un autre : nous quittons l’exposition des méthodes de travail de JR pour aborder les interrogations existentielles d’Agnès Varda, l’approche de la mort, le travail de la mémoire, le souvenir et l’abandon.
Le film est intéressant pour un enseignant parce que sa relative simplicité cache une grande sûreté dans l’approche de thèmes essentiels au documentaire : comment filmer une personne ? Comment la glorifier ? Comment filmer ceux qu’on aime et les donner à aimer ? Comment transformer le film en journal intime ? Mais aussi : comment filmer le travail d’un artiste ? Comment montrer une œuvre d’art ?
Le film ne vaut pas seulement comme témoignage mais aussi comme méthode et comme vecteur de création. Le travail de JR est souvent monumental, mais celui de Varda sait s’épanouir dans le quotidien, la proximité, la prétendue petite chose et comme tel, il peut donner envie aux élèves de filmer leur environnement, les êtres et les choses qu’ils aiment avec sincérité et efficacité.
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Comment filmer un artiste au travail ?
Visages, Villages peut apparaître d’abord comme une rapide initiation au travail de l’artiste. Dans de nombreuses scènes, Varda et JR sont entourés de membres de leur équipe. Certes, ils sont souvent montrés en duo, lui dans le rôle du jeune dynamique, ambitieux, riche de projets, elle comme une grand-mère âgée, qui va bientôt mourir, parfois soupe au lait, mais toujours attachante.
Il s’agit d’une distribution des rôles qui cherche l’attendrissement du spectateur. Le plus intéressant se trouve dans les scènes de collaboration où l’on voit distinctement les membres de leur équipe. Pour JR, on distingue des bureaux avec des graphistes, des halogènes, et l’importance des ordinateurs pour modéliser et concevoir l’installation. Il s’agit ici d’être sensible à tout ce qui excède la fonction et le travail du photographe. JR expose des photos agrandies avec un sens aigu de la mise en scène et de la captation du regard. Il faut surprendre, émouvoir, se faire remarquer.
Quant à Varda, de beaux plans montrent la composition et la répartition de son équipe : preneur de son, cameraman, assistant. Il y a une personnalisation du travail artistique, mais elle ne crée pas un artiste démiurge. Au contraire : l’art maintenant est un travail modeste, précis, qui nécessite une répartition des tâches. Le film montre bien tous les gens dont on a besoin pour réussir une image ou pour concevoir une installation.
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Comment filmer une rencontre ?
Varda insiste alors sur la dimension humaine de l’art visuel. Photographier quelqu’un, c’est aller vers lui et lui parler. La photographie, tout comme l’enregistrement cinématographique d’une image, capte immédiatement l’essentiel d’une personne. Elle ne réduit jamais le travail à un ensemble de procédures techniques, certes nécessaires.
C’est quelque chose d’essentiel à transmettre aux élèves : enregistrer quelqu’un, c’est d’abord aller vers lui comme pour lui parler et l’écouter attentivement. On peut certes filmer n’importe qui, mais on ne le filme jamais comme si c’était n’importe qui. C’est primordial : il faut que les élèves parlent avec les gens avant de les filmer pour mieux les connaître. C’est la différence entre le documentaire et le reportage télévisé.
On voit ici la continuité entre le travail de Varda et de JR : Varda sait écouter et parler, puis JR organise une installation photographique qui rend, grâce à leur image, les gens plus grands, plus beaux qu’ils ne le sont. Il leur donne une vertu symbolique, très nette dans l’épisode du Havre, où les femmes des dockers deviennent des phares, des pythies, des guides ou des déesses modernes grâce aux dimensions extraordinaires de la photographie. Cela vaut évidemment pour la vieille dame des corons : l’agrandissement de son visage, l’embellissement de ses rides font d’elle une survivante, une résistante, une combattante.
Qu’est-ce qui fait la force de ces photos ? Auraient-elles été aussi fortes si elles n’avaient pas été collées ? Est-ce une révélation ou une métamorphose ? L’agrandissement photographique ne sert-il qu’à s’affirmer avec plus de puissance ou bien confère-t-il un autre sens à la personne qui est photographiée ? C’est tout l’enjeu de la photographie et de ce que permet l’art. L’image donne à une personne davantage que ce qu’elle est, ou montre davantage que ce qu’on pouvait en percevoir.
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Comment filmer une personne ?
La séquence réservée à la grand-mère de JR est très courte, et peut paraître anecdotique. Pourtant, là encore, l’essentiel y est. Varda la filme dans son intérieur, d’abord en plan large pour qu’on distingue son espace, puis en plan poitrine de façon à ce qu’elle partage le plan avec JR et en plan plus serré pour qu’on voit son visage. Il s’agit seulement de trois échelles de plan, mais chaque échelle à une fonction.
Il faut montrer la personne dans son espace pour donner une idée de sa vie et de la façon dont elle s’approprie un lieu (plan d’ensemble) ; il faut s’approcher d’elle pour bien l’écouter et lui témoigner d’un intérêt (plan rapproché) ; il faut, enfin, la filmer de très près, que ce soit son visage ou une partie de son corps, pour témoigner de son existence, de son incarnation, pouvoir donner à saisir ou à voir la totalité de ce qu’elle est grâce à l’une des parties de son corps (fonction allégorique du très gros plan).
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Comment organiser un projet artistique ?
Souvent, on demande aux élèves de rédiger une note d’intention qui explique et développe les tenants et les aboutissants d’un projet artistique. Ils doivent alors développer ce qu’ils veulent faire, comment ils comptent y arriver et ce qu’ils attendent du spectateur. Ici, beaucoup de séquences montrent cet exercice en acte : là où les élèves peuvent imaginer qu’il s’agit d’une méthode très scolaire, le film l’incarne et lui donne une place essentielle.
Faire une œuvre d’art, pour Varda et JR, consiste à convaincre des gens a priori extérieurs au projet d’y participer. La démarche qu’ils suivent est, là encore très simple, mais elle ne varie jamais : tout le monde, artistes confirmés comme amateurs, est obligé de s’y confirmer. La séquence des docks me paraît être la plus explicite, car elle montre l’évolution ou le cheminement d’une idée. D’abord Varda se rend sur les lieux et parle aux gens qui y travaillent (phase d’approche et de recherche de l’idée). Puis elle cherche à montrer quelque chose qui lui paraît essentiel et qu’on ne montre pas : en l’occurrence, la présence des femmes de dockers ou de marins (phase de désignation du projet).
Elle va les voir et lui dit comment elle compte les mettre en avant et les valoriser (phase d’argumentation). Elle les photographie, toujours de façon à les rendre belles et photogéniques, en partant de ce qu’elles sont et de ce qu’elles peuvent apporter (phase de réalisation et de coopération). Elle dispose les photographies, et cette disposition monumentale constitue le cœur du projet (phase d’achèvement de l’installation).
Puis, Varda les filme dans l’installation : c’est quelque chose d’essentiel, qu’elle effectue systématiquement. Varda enregistre les réactions des gens devant l’œuvre. Ainsi, elle crée un lien irréductible entre la chose et les êtres, et se tourne résolument du côté de ceux qui vivent et qui ressentent. Cela fait partie de sa générosité. C’est un élément capital qu’on peut faire sentir aux élèves.
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Comment faire réfléchir le spectateur ?
Il serait alors intéressant de faire remarquer aux élèves que toutes les séquences ne sont pas consacrées au travail photographique initié par JR. Il s’agit évidemment de la séquence liée à l’opération de l’œil, de la scène sur la tombe de Cartier-Bresson et de la fin : la rencontre ratée avec Jean-Luc Godard.
Les points communs sont simples : la relation à la mort, la dimension testamentaire qui cherche à ne jamais devenir funèbre ni morbide. Cela permet aux élèves de voir qu’un documentaire, comme tout film, a plusieurs sujets. Évidemment, cela peut être prétexte à faire une recherche sur Godard et sur Cartier-Bresson, mais ce n’est pas l’important. Il vaut mieux se demander comment Varda les présente dans le film, et si le spectateur a vraiment besoin d’en savoir plus. Pourquoi les deux types de séquences coexistent-elles dans le film ?
On lance ainsi la question de la transmission et du souvenir. Avec JR, Varda montre la nécessité de créer, l’absence de différence qu’elle fait entre créer et vivre. Puis, dans des séquences plus pudiques, elle laisse ressurgir le passé, les êtres qu’on a connus, qu’on a aimés et qui sont morts ou oubliés. C’est l’association de ces séquences qui permet au spectateur d’accepter plusieurs états ou plusieurs sentiments : l’action qui rend vivant et la méditation mélancolique sur l’existence à laquelle on ne parvient pas à échapper.
Mais si cela réussit, c’est qu’il y a à l’origine la volonté chez Varda de communiquer ce qui lui tient absolument à cœur sans cacher ni travestir. La simplicité des paroles s’accorde à l’évidence des sentiments ressentis.
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Comment faire surgir une émotion poétique ?
La séquence la plus émouvante, à mon sens, est celle consacrée au collage de la photo de Guy Bourdin et à son effacement. Mis à part les dernières images, elle ressemble aux autres séquences du film : nous voyons, comme en accéléré, l’origine du projet, le choix des photos, la réflexion sur le support où il faut coller l’affiche puis la réalisation de son collage. Or, contrairement aux autres photos, Varda nous montre la photo effacée par le flux de la marée. Où s’arrête l’œuvre ? Cet effacement est-elle la mort de l’œuvre ou fait-il partie de l’œuvre elle-même ?
Cela permet de faire réfléchir les élèves à ce que peut être une installation ou une œuvre d’art : plus forcément un objet à exposer et à admirer, mais aussi un phénomène vivant qui existe et meurt grâce à ses interactions avec l’environnement. L’œuvre d’art sert alors à mettre en avant la vie éphémère des choses. Peut-être même qu’elle est plus belle effacée car le bunker où elle a été collée change de sens. Ce n’est plus un simple bunker. Il porte la trace d’autre chose.
Cela devient poétique dès que Varda nous amène à nous interroger sur la vie et la mort d’une œuvre d’art et qu’elle nous en montre les incidences sur la réalité et le monde où nous vivons.
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Peut-on opposer fiction et documentaire ?
C’est une question inépuisable et finalement pas très pertinente. L’intérêt pédagogique du film réside en ceci que la mise en scène est toujours exhibée, et qu’elle participe au ton du film. Dès le début, Varda et JR mettent en scène les endroits où ils auraient pu se rencontrer : ce sont des saynètes amusantes et décalées qui ne correspondent en rien à l’enregistrement d’une réalité brute, sans intervention des cinéastes.
Au contraire : le film expose lui-même sa mise en abyme et Varda commente souvent les procédés de transition et de montage. Certaines séquences sont prises sur le vif, alors que d’autres ont pu être répétées et travaillées. Les séquences avec les équipes professionnelles, par exemple, sont délibérément artificielles. JR et Varda donnent le sentiment d’interpréter leur rôle comme pour imposer une identité de fiction. En fait, cette différence, pour eux, ne compte pas. Ce qui compte, c’est de relier l’enregistrement des personnes à un sentiment de respect et d’écoute.
Il y a finalement une éthique dans le fait de prendre ou de faire une image. C’est cela qui guide le film le plus souvent. Le documentaire possède de toute façon une mise en scène liée au montage, à l’élaboration d’une continuité, au choix d’images et de rythmes. Varda et JR ne la cachent absolument pas, s’en amusent et construisent un récit dont la finalité est de faire réfléchir à ce qu’est une existence et à ce que signifie le fait de regarder des êtres vivants.
Jean-Marie Samocki