« Wake Up America, 1940-1960 », John Lewis et la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Récit d'un destin hors du commun
Wake Up America, paru le 8 janvier 2014 aux éditions Rue de Sèvres, est un récit en bandes dessinées qui retrace vingt ans de l’histoire américaine contemporaine : 1940-1960.
Vingt ans qui ont fait passer les États-Unis d’une époque où la société, figée, reposait sur la ségrégation raciale, au réveil que rappelle le titre en forme de slogan, Wake Up America, un réveil obtenu grâce à la lutte des Noirs pour l’égalité.
Ce titre résonne comme un rappel des conditions de vie d’une époque injuste, fait écho au fameux discours de Martin Luther King, I have a dream, et invite à rester vigilants en matière de droits de l’homme. Comme le souligne l’historien américain Howard Zinn dans Une histoire populaire de l’Empire américain, récit graphique édité par Vertige Graphic, « une longue histoire de meurtres et d’intimidations maintint les Noirs dans la soumission. Entre 1890 et 1920, des foules de Blancs lynchèrent 4 000 Noirs ».
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Une période décisive de l’histoire des États-Unis
Si tout le monde connaît le nom de Rosa Parks et son célèbre refus de céder sa place de bus à un Blanc – épisode évoqué dans Wake Up America –, ou celui de Martin Luther King, les différentes étapes et les autres protagonistes de cette période essentielle de l’histoire des États-Unis sont nettement moins populaires en Europe.
Howard Zinn rappelle que la décennie 1950-1960, qu’il qualifie de « guerre silencieuse », une « guerre » visant à préserver les privilèges d’une classe blanche peu concernée par les problèmes d’inégalités raciales, a vu « de nombreux actes de défi à la ségrégation, souvent ignorés et non répertoriés ».
Cette lacune est comblée par Wake Up America car le récit graphique est mené par l’un des protagonistes de l’époque, toujours en vie et toujours impliqué dans la politique américaine, John Lewis.
Ce dernier, âgé aujourd’hui de 73 ans, est député démocrate de Géorgie et a été l’un des « Big Six », l’un des « Six grands » leaders, avec Martin Luther King, du mouvement pour les droit civiques à la fin des années 50.
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Un parcours individuel qui rejoint la grande Histoire
Grâce aux mémoires de Lewis transcrites en bandes dessinées par Andrew Aydin, collaborateur de John Lewis, pour le scénario, et Nate Powell pour le dessin, le lecteur est plongé dans un parcours individuel qui rejoint la grande Histoire. Symboliquement, les auteurs ont choisi le jour de l’investiture du président Obama, le 20 janvier 2009, pour imaginer la rencontre à Washington entre deux enfants noirs et John Lewis.
Ce dernier profite de l’occasion pour leur expliquer son destin personnel et, ainsi, livrer sa mémoire des événements. Le propos est donc clairement didactique et le récit s’inscrit dans la lignée des récits d’apprentissage qui ont valeur d’enseignement moral. Les flash-backs permettent de s’attacher à l’histoire de ce petit garçon, fils de fermiers d’Alabama, une région du sud des États-Unis, particulièrement ségrégationniste, que rien ne destinait à devenir l’un des acteurs les plus importants de la lutte pour l’égalité des droits civiques.
La lecture de Wake Up America pour des élèves de collège et de lycée est intéressante à plus d’un titre. Comment devient-on rebelle au système ? Que signifie le courage dans un monde où tout semble immuable, où contester l’ordre des choses équivaut souvent à signer son arrêt de mort ? Wake Up America montre clairement que l’opposition aux injustices se construit, qu’elle est le fait d’une communauté de personnes, et que la violence ne résout pas tout.
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Un traitement quasi cinématographique
Le récit, facile à suivre et émouvant, est servi par un dessin en noir et blanc réaliste, aux traits souples, qui propose un travail sur les ombres rappelant les ouvrages de Will Eisner, géant de la bande dessinée américaine et grand pourfendeur des injustices : on se souvient de son personnage du Spirit et de son ouvrage Le Complot, consacré aux Protocoles des sages de Sion, ce document antisémite qui continue à justifier les actes les plus odieux.
Le dessin de Nate Powell, qui se teinte volontiers de gris, de crayonnés, et dont les hachures traduisent le dynamisme des actions, souligne à la fois les interrogations du jeune John Lewis sur son engagement et sa volonté sans faille.
Le dessinateur utilise toutes les ressources de la bande dessinée : pas de gaufrier classique pour un récit qui entend faire percevoir les soubresauts d’une histoire mouvementée. Les bords de cadre disparaissent souvent au profit de dessins pleine page, le fond est tantôt noir tantôt blanc, les cases sont de tailles différentes selon les épisodes mis en scène.
Ainsi le trajet fondateur du jeune Lewis avec son oncle depuis sa ville de Troy en Alabama jusqu’à Buffalo, État de New York, bénéficie d’un traitement quasi cinématographique avec des cases rectangulaires qui illustrent ce que signifie la traversée de l’espace américain en voiture pour des Noirs jamais à l’abri d’actes racistes.
De la même façon, Nate Powell emploie judicieusement plongées et contre-plongées pour mettre en valeur la fameuse verticalité des villes américaines vue à travers le regard d’un enfant qui découvre un nouvel univers loin de sa campagne natale et se dit qu’un autre monde est possible.
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Le difficile apprentissage de l’action non-violente
L’un des moments clés se situe aux trois quarts du livre, lorsque John Lewis formalise son engagement dans la non-violence, engagement d’ailleurs inspiré par la lecture d’un comics relatant l’histoire et le combat de Martin Luther King. On sait peu l’importance qu’eut alors la philosophie de Gandhi et on mesure mal les efforts consentis pour supporter les humiliations sans riposter par la violence.
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Le récit fait ainsi se succéder entraînements entre Noirs s’obligeant à jouer le rôle de Blancs racistes pour s’endurcir et véritables confrontations lors de l’occupation de comptoirs de bars réservés aux Blancs dans une mise en scène particulièrement réussie.
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Un récit à la fois poignant et revigorant
La voix de John Lewis assure l’aspect informatif, tandis que le récit plus classique évoque avec pertinence les tensions de l’époque, non sans humour parfois, comme dans l’épisode qui montre une vieille dame blanche affolée de voir « des négresses, des négresses partout » parce que des jeunes femmes noires ont osé utiliser les toilettes réservées aux Blanches.
Wake Up America permet donc de mieux connaître l’histoire américaine et, partant, l’histoire de l’esclavage aux États-Unis comme en Europe, une histoire que l’on aborde au lycée au travers du mouvement des Lumières : le récit de John Lewis pourra donc constituer un complément de lecture particulièrement intéressant à la suite d’un groupement de textes sur l’esclavage et l’histoire de son abolition.
Wake Up America est le premier tome d’une série qui en comportera trois. On attend donc avec impatience la suite de ce récit à la fois poignant et revigorant d’un homme qui n’a jamais plié devant les injustices. John Lewis, véritable héros moderne. À découvrir sans tarder.
Marie-Hélène Giannoni
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• « Wake Up America, 1940-1960 », de John Lewis, Andrew Aydin et Nate Powell, Rue de Sèvres, janvier 2014, 128 p. Pour suivre les parutions des éditions Rue de Sèvres consultez la page Facebook.
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« Le député John Lewis incarne, depuis plus de cinquante ans, une voix morale vibrante dans la quête de l’égalité et je suis enchanté qu’il partage aujourd’hui avec les jeunes leaders de l’Amérique ses souvenirs du mouvement des droits civiques.
Avec Wake Up America, c’est une nouvelle génération qu’il entraîne à sa suite sur le pont Edmund-Pettus, des poings serrés d’hier aux mains tendues de demain. »
Bill Clinton, président des États-Unis de 1993 à 2001.
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• Dans un entretien télévisé, John Lewis revient sur la marche pour les droits civiques – la « marche sur Washington pour l’emploi et la liberté ».
Organisée par le mouvement non-violent pour les droits civiques des Noirs, cette manifestation décisive, soutenue par de nombreux artistes (Marlon Brando, Bob Dylan, Joan Baez, Paul Newman, Josephine Baker, etc.), a réuni plus de 200 000 personnes le 28 août 1963 à Washington.
• Le site officiel de John Lewis.
• Documents sur John Lewis et interviews sur ce site.
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• Un roman contemporain de ces événements : Chicago, je reviendrai, de Gisèle Bienne (« Médium », 2007).
Sylvie, Parisienne de dix-sept ans, est sélectionnée pour un programme d’échange dans un lycée pilote de Chicago. Nous sommes en 1964, les États-Unis sont en plein dans les bouleversements sociaux, et la ségrégation se pratique encore dans certains États.
Des étudiants se lèvent pour défendre les droits civiques des Noirs, travaillent dans les ghettos et recherchent des volontaires.
Sylvie est partante. Elle ne veut pas passer à côté de cette Amérique-là. Celle des pauvres, des marginaux, des exclus ou des artistes qu’elle aborde sans préjugés. Entretien avec Gisèle Bienne.
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• La Case de l’oncle Tom, d’Harriet Beecher-Stowe (Classiques abrégés) est liée à tout jamais à l’histoire de l’esclavage et à la guerre de Sécession aux États-Unis. En s’interrogeant sur la place de l’homme noir dans l’Amérique du XIXe siècle, l’auteur dit haut et fort à ses contemporains que cet homme de couleur est comme eux, qu’il n’est ni une bête ni une marchandise.
Ce livre est donc un manifeste politique : il dénonce le commerce d’êtres humains et, en même temps, la vénalité de certains Blancs. La portée historique du roman amène également à réfléchir au pouvoir de l’œuvre de fiction.
Un roman peut contribuer à changer le cours des choses en infléchissant les idées politiques et morales d’une société.
• Une étude détaillée de « La Case de l’oncle Tom » est disponible dans les Archives de l’École des lettres.
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.• Sur l’histoire de l’apartheid en Afrique du Sud, lire l’autobiographie de Nelson Mandela : Un long chemin vers la liberté, dans la collection « Médium ».
Cette édition est recommandée par le ministère de l’Éducation nationale et l’École des lettres en propose l’étude intégrale.
• Pour recevoir cette étude, écrivez à courrier@antouun.com.
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• « L’École des lettres » a consacré un numéro à l’écriture du scénario rassemblant les contributions de plusieurs auteurs de bande dessinée. Consulter le sommaire détaillé de ce numéro.
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[…] Les chroniques de Stephie, de David Fournol et de Marie-Hélène Giannoni. […]