« Where is Jimi Hendrix », de Marios Piperides
Where is Jimi Hendrix ?, l’astucieux premier long-métrage du réalisateur chypriote Marios Piperides, témoigne à la fois de l’existence d’une petite cinématographie insulaire et du quotidien d’un pays dont le visage s’invite rarement sur nos écrans, à la navrante et sporadique exception des échouages d’exilés sur ses plages ou encore à celle des tensions entre la Turquie et l’UE autour des gisements de gaz en Méditerranée.
Son auteur, né en 1975 à Nicosie, y parle de sa ville – du passé qui la hante et du présent qui l’occupe –, et il le fait de la manière la plus plaisante, usant des ressorts de la comédie pour dresser un état des lieux d’une situation géopolitique vieille de quarante-six ans. Quarante-six ans que Chypre et sa capitale vivent coupés en deux.
Un pays divisé en deux entités
Quarante-six ans que, suite à une tentative de coup d’État de la junte des colonels visant à rattacher Chypre à la Grèce en 1974, la Turquie a envahi puis colonisé massivement la partie septentrionale de l’île (avec incitations financières aux Turcs venant du continent, bétonnage intensif des côtes…). Depuis lors, la présence des forces onusiennes est en permanence requise dans une zone tampon (dite « ligne verte »), large d’une centaine de mètres, séparant les deux frontières, grecque et turque, d’est en ouest de l’île.
Le cas de Chypre est unique en Europe. Le territoire sous occupation de la Turquie (autoproclamé « République turque de Chypre » en 1983) n’a jamais été reconnu par la communauté internationale. Aucune négociation n’a jamais abouti et Nicosie apparaît aujourd’hui comme la dernière capitale au monde soumise à une telle partition. Résignés à ses diverses contraintes, ses habitants grecs et turcs vivent de part et d’autre d’un mur qui les sépare (à certains endroits) et sont soumis au franchissement d’un poste-frontière (le premier ouvert en 2003 et situé en plein centre-ville) pour se rendre d’un côté ou de l’autre de la ville. Pour changer de pays, entrer ou sortir de l’Union européenne.
L’endroit est sensible, et répond à des normes dictées par Bruxelles compliquant la vie civile comme le simple fait d’introduire dans la partie grecque des végétaux ou des animaux vivants en provenance de la « zone occupée ». Or, c’est précisément ce qui arrive à Yiannis (Adam Bouskoudos, aperçu chez le cinéaste allemand Fatih Akin), un Chypriote grec, quand il tente de rentrer chez lui avec son chien Jimi qu’il est allé rechercher côté turc après une fugue. Face à l’interdiction, et bien résolu à ne pas abandonner son animal, Yiannis doit alors pactiser avec le voisin ennemi pour s’extraire du piège…
Une farce tragique
La situation chypriote, et plus précisément nicosienne, offre au cinéaste résident Marios Piperides le cadre d’une dramaturgie dont le comique s’appuie sur les ressorts tragiques de l’absurde. Et, comme ici, un rien, qui est un chien, suffit à en révéler la complexité. Jimi sert de fil d’Ariane qui conduit d’abord son propriétaire et héros du récit dans un dédale de rues situées de l’autre côté du mur. Étranger en son pays, Yiannis fait l’expérience d’une curieuse altérité, où tout lui paraît différent et familier à la fois. Pour la première fois de sa vie qu’il traverse la frontière, celui-ci doit se déplacer avec un plan urbain dans sa propre ville. Et ce, tandis que son téléphone sonne pour lui souhaiter la bienvenue en Turquie (précisons qu’après avoir franchi la zone frontalière et en vertu des (dés)accords entre les opérateurs téléphoniques, sa ligne ne lui permet plus d’appeler côté grec…).
La recherche de Jimi devient bientôt pour son maître celle d’un temps oublié, de l’époque d’avant. Déambulant à travers les rues, Yiannis reconnaît peu à peu les lieux, et finit par passer devant la maison de ses parents, occupée aujourd’hui par une famille turque. Le hasard fait aussitôt resurgir la douleur et les tensions, et surtout les problèmes inextricables liés à la spoliation des biens grecs lors de la colonisation turque. Yiannis s’en revendique naturellement le propriétaire, comme Hasan, le Turc qui y vit désormais avec les siens. Mais, pas chien, et en guise de dédommagement symbolique, Hasan accepte d’aider Yiannis à renvoyer Jimi chez lui, dans ses quartiers grecs de la ville.
Dès lors, la comédie se branche sur la tension trépidante du thriller politique. Un passeur turc est contacté, et éclaire bientôt d’une mafieuse lumière le paysage du film, qui est aussi le territoire de la République turque de Chypre où, déclare-t-il, les lois internationales pas plus que celles de la police ne sont reconnues ni appliquées… Dans les mains du brigand, le chien est transformé en mule, chargé de transporter de la drogue en territoire grec ; le film devient, pour sa part, porteur d’une charge critique contre le système corrompu. Une farce cynique. La frontière, dont la porosité est très tôt avérée, apparaît comme une zone de trafic en tout genre dont tous les habitants sont prisonniers. Yiannis est piégé tout autant que le Turc Hasan, un colon à qui l’État turc refuse un passeport qui lui permettrait de circuler librement et que les autochtones chypriotes désignent du terme d’« algue », « un déchet marin en provenance de Turquie » qu’ils voudraient bien rejeter à la mer…
Where is Jimi Hendrix ?, le titre du film de Marios Piperides pose une question. Où en est Chypre – sa capitale – aujourd’hui ? Dans quelle direction le pays se dirige-t-il ? Le labyrinthe des rues de Nicosie renvoie chacun des protagonistes à une situation politique complexe dont le destin (réunification et création d’un État fédéral ?) se situe des deux côtés du mur. L’ultime plan du film orienté en direction de la partie turque de la ville semble néanmoins vouloir nous rappeler l’échec des dernières négociations en juillet 2017 et le refus du retrait par la Turquie de ses quelque 30 000 soldats toujours mobilisés sur l’île.
Philippe Leclercq