Où est Charlie ? Au collège et au lycée, comment interroger l’actualité avec distance et raisonnement

Nous sommes Charlie, 11 janvier 2015Le massacre perpétré le mercredi 7 janvier au siège du journal satirique Charlie Hebdo continue à être largement médiatisé par l’ensemble des supports de communication qui irriguent et alimentent notre quotidienne représentation du monde : presse, télévision, Internet, réseaux sociaux.
L’onde de choc produite par l’événement hante ainsi le mur d’images dont sont nourris une majorité d’élèves aujourd’hui. La force symbolique de la vue des drapeaux en berne, de la minute de silence établie en l’honneur des douze victimes de l’attentat, comme des différents rassemblements républicains très médiatisés, contribue à inscrire l’événement dans l’espace public.

Les nombreux hommages rendus aux victimes par les anonymes du monde entier, comme par les personnalités politiques, culturelles ou médiatiques en général, accentuent encore cette présence de l’événement.
Les informations se croisent, s’entremêlent et s’amalgament sur fond de peurs sociales fortes : comment faire pour ne pas laisser les jeunes, au sein de l’école, seuls face à cette saturation de signaux et stimuli émotionnels forts et parfois contradictoires de l’espace médiatique ? Comment aborder avec distance et raison tout à la fois le cœur des questions posées par l’événement et le flux d’informations se déversant sans cesse ?
Une approche pédagogique globale de l’événement, adossée à l’entrée par l’éducation aux médias (et en particulier aux images), nous paraît ici pertinente. Il s’agit de pouvoir offrir aux élèves de collège en particulier des clés de décryptage autant qu’un moyen d’assimiler l’actualité dramatique.

Ramener l’événement dans le temps long

Il convient, dans un premier temps, de rappeler les faits bruts, puis de mettre à distance la charge émotionnelle en replaçant l’événement dans le temps long de l’histoire de l’Occident, depuis un ou deux siècles.
Il s’agit, avec les élèves, de s’appuyer d’abord sur la sémantique utilisée dans la parole médiatisée. François Hollande, arrivé rapidement sur les lieux peu après l’événement, a déclaré : « La France est aujourd’hui sous le choc qui est celui d’un attentat terroriste, ça ne fait pas de doute. » L’expression « attentat terroriste » ne doit rien au hasard. Pourquoi utiliser le mot « attentat » ? Il signifie vouloir nuire aux biens ou à la vie d’autrui. Dans le champ politique, il s’agit, par une action violente et la volonté de donner la mort, d’éliminer un personnage à la stature importante, au poids politique et symbolique fort.
On retrouve cette dimension dans d’autres expressions employées par plusieurs médias ou personnalités dès le jour du drame : « Ils ont tué Charlie » ou « Ils ont tué la liberté ». Cette dernière expression renvoie au titre Pourquoi ont-ils  tué Jaurès ? de la chanson de Jacques Brel, faisant référence à l’assassinat de l’homme politique Jean Jaurès le 31 juillet 1914. Jean Jaurès, « chantre de la paix », était un ennemi de la guerre dont la parole portait. Il souhaitait rassembler les forces hostiles à la guerre qui grondait alors en Europe.
La haine qu’il suscitait chez certains a conduit à son assassinat. Le lendemain, 1er août 1914, dans un contexte d’extrême tension en Europe, la mobilisation générale était déclarée en France, la guerre effective contre l’Allemagne le 3. La Première Guerre mondiale a fait dix millions de morts sans résoudre les tensions sociales ou nationales par la violence. Cet exemple, parmi bien d’autres, donne à lire l’épaisseur historique de la notion d’attentat politique et celle de la violence et des drames.
Autre mot employé, celui de « terrorisme ». Il peut se définir comme un emploi de la terreur à des fins politiques. En d’autres termes, faire peur par l’usage de la violence, pour paralyser ou orienter les opinions publiques. Le terrorisme s’oppose ainsi en cela a priori aux principes humanistes et démocratiques. Mais il pose problème à la démocratie.
Comme le rappelle Gilles Ferragu dans L’Histoire : « Comment lutter contre un adversaire “sans foi ni loi” tout en demeurant dans le cadre de la légalité 1 ?» D’autant que ceux-là mêmes qui utilisent la terreur pensent le faire « justement », et de manière légitime. L’« attentat terroriste », commis au cœur d’un régime démocratique, interroge donc le vivre-ensemble. En cela, comme le rappelle Robert Badinter, ancien garde des Sceaux et défenseur de l’abolition de la peine de mort en France, « les terroristes nous tendent un piège ».
Dans le cas de l’attaque contre les journalistes de Charlie Hebdo, ils souhaitent en particulier amalgamer islam et islamisme, cliver la société française en montant les communautés les unes contre les autres. En criant « Allah est grand » et en justifiant la violence infligée par la nécessaire sanction contre des « blasphémateurs », les terroristes renvoient à une justice divine qui leur est personnelle et donc à l’intolérance qui en découle, dénoncée par Voltaire à travers l’affaire Calas au XVIIIe siècle.
En alimentant les tensions politiques et sociales, les terroristes de tous temps et de tous bords attendent que les pouvoirs politiques prennent des mesures d’exception pour lutter contre eux, et donc que l’État abandonne les notions mêmes de justice équitable et de liberté (voir Guantánamo). La réponse à la violence politique doit venir de la loi librement adoptée par les représentants du peuple souverain. Il faudrait pouvoir arrêter les présumés coupables sans justice expéditive afin qu’ils répondent de leurs actes devant les citoyens, et que l’on puisse, publiquement, contredire leurs arguments et les condamner à une juste peine.
Ce premier niveau de lecture permet, face à la perplexité des élèves, de prendre de la distance vis-à-vis de l’immédiateté de l’événement et de sa puissance émotionnelle. Ce drame s’inscrit dans un temps long et dans le combat que la démocratie doit mener tous les jours pour affirmer son bien-fondé.
Le traitement par les médias
Dans ce deuxième temps, les élèves, par groupes, sont invités à observer le traitement médiatique de l’événement à travers différents médias d’information, presse ou Internet, publiés entre le 8 et 9 janvier [2] et selon une grille qui pourrait être la suivante :
 

La « une » L’éditorial Les grands titres Les faits : les victimes Les faits : les présumés coupables Les personnalités invitées à s’exprimer
Quel titre ? Quelle place dans l’édition ? Qui le signe ? Combien de parties liées à l’événement ? Combien de pages ? Dresser la liste des victimes et leur profession Dresser la liste des présumés coupables Lister les personnalités citées
Quel traitement graphique ? (couleurs, organisation générale texte et images) Qualifier la nature du ton choisi dans le titre et le corps du texte Relever l’intitulé de chaque titre Où s’est déroulé le drame ? Quel semble être leur mobile ? Les classer : personnalités politiques, journalistes, intellectuels, artistes…
Quelle place laissée à l’image et quelles images ? Relever une phrase qui  paraît marquante et justifier son choix De quelle manière le journal a-t-il souhaité rendre compte du drame ? Pourquoi certaines d’entre elles ont-elles été visées ? De quelle manière ont-elles agi ? Relever le vocabulaire commun

 
Ce travail raisonné, mené collectivement, permet tout à la fois d’impliquer les élèves dans le décryptage de la médiatisation de l’information, tout en poursuivant la mise à distance de l’émotion, sans l’annihiler, mais bien en la canalisant. Ce que suggère avec justesse Edgar Morin : « Notre émotion ne doit pas paralyser notre raison, comme notre raison ne doit pas atténuer notre émotion. »
Après avoir laissé les élèves travailler et échanger, il est temps de reprendre le groupe en classe et de proposer une synthèse qui n’assène pas une vérité morale sur ce qu’il s’est passé, mais donne à comprendre le pourquoi de l’émotion collective. Les questions à poser alors pourraient être les suivantes : l’événement a-t-il touché l’ensemble de la société ? En justifiant les réponses données 3. Qu’est-ce qui est condamné unanimement ? Au nom de quelles valeurs ?
À partir de là, le dialogue peut se poursuivre et se développer sur le terrain de la réflexion civique, adossé à un travail de recherche en amont qui évite les prises de parole superficielles.

Pourquoi une telle effervescence ? Le sens d’un attentat symbolique

Le journal Le Monde daté du vendredi 9 janvier titre : « Le 11-septembre français ». Il est bon de revenir sur cette  « une » à ce moment de la séquence pédagogique pour en faire comprendre la pertinence. Elle permet, avec les élèves, de mieux appréhender, au-delà d’une première recherche d’indices, la puissance de l’événement.
La « une » du Monde peut être croisée avec le dessin de presse suivant lisible ici et paru dans Libération daté du 8 janvier. L’enseignant peut montrer la « une » du Monde, ce dessin et une photographie des attaques-suicides des avions sur les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001.
Pourquoi faire ce parallèle ? Plusieurs éléments nous semblent importants à mettre en lumière avec les élèves :
La violence utilisée à des fins de terrorisme. – Dans le cas des deux événements, ce sont des réponses violentes et délibérées contre des populations civiles. Les journalistes de Charlie Hebdo, comme les autres personnes tuées dans cet attentat, hormis peut-être les policiers, n’avaient aucun moyen de se défendre. Il est bon de rappeler ici comment doivent être gérées les tensions dans une société démocratique.
La liberté de la presse. – Un des biens les plus précieux en démocratie est la libre expression de ses opinions politiques et religieuses. Il est possible de faire lire des passages de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sur cette question, reprise dans la Constitution de 1958. Il est possible également de présenter la « une » du journal L’Aurore du 13 janvier 1898, qui relance l’affaire Dreyfus. La liberté donnée à la presse permet ainsi de faire éclater la vérité, de nourrir le débat et donc d’offrir aux citoyens les moyens d’élaborer leur propre opinion, gage de la possibilité de s’exprimer consciemment dans la sphère publique, notamment par le vote.
Ne pas confondre dessin satirique et caricatures haineuses. – Le dessin satirique en démocratie dénonce sans stigmatiser, sans appeler à la haine. Si l’on reprend des caricatures publiées dans Charlie Hebdo en les comparant, avec les élèves, à des caricatures politiques antisémites lisibles sur les affiches de la propagande nazie ou vichyste des années 1930 et 1940, on peut aisément montrer ce qui les oppose. D’autant que les dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo se moquent de tous les travers de l’humanité, sans distinction de religions ou d’idéologies politiques.
C’est ici qu’il faut placer la « une » de Charia Hebdo de novembre 2011 et la polémique portant sur les caricatures de Mohamed de 2006, en regard d’autres « unes » visant le catholicisme, le judaïsme ou d’autres religions, Églises ou dogmes. Une société démocratiquement saine doit savoir se moquer d’elle-même et se regarder dans un miroir. La prise de conscience de ses travers et limites lui permet de mieux les combattre. Elle doit pouvoir séparer ce qui relève de l’opinion personnelle, des croyances, et ce qui a trait à la liberté de s’exprimer publiquement. L’expression des différences et des divisions, dans le cadre de la loi qui est l’expression de la collectivité en démocratie, est légitime car nul n’est censé détenir toute la vérité.
« Charlie Hebdo » comme patrimoine et comme symbole. – Comme ce fut le cas pour les tours du World Trade Center, les terroristes se sont attaqués délibérément à un symbole, ici un journal qui représente une part de la culture française. Il est bon d’expliquer ici que, si tous les Français ne sont pas des lecteurs assidus de Charlie Hebdo, si certains ont même parfois dénoncé ce qu’ils ont pu percevoir comme des excès, il n’en reste pas moins que ce journal est inscrit dans le patrimoine national. Il symbolise, par le ton qu’il emploie, les sujets qu’il traite, un exutoire salutaire aux peurs et aux tensions qui peuvent traverser la société française. Les dessinateurs comme Cabu ou Wolinski sont des personnalités reconnues et actives depuis plusieurs décennies sur ces différents fronts.

Comment lire « Je suis Charlie » ?

Ainsi, l’expression « Je suis Charlie » doit se lire dans ce contexte. Nous sommes, en tant que Français mais universellement aussi, tous des Charlie potentiels parce que nous aspirons ensemble à la démocratie, à la liberté, au règlement pacifique des polémiques. En s’attaquant à des innocents, à des journalistes désarmés qui n’avaient pour seul credo que de faire rire, en s’attaquant à une image de liberté, les terroristes ont sciemment voulu détruire un symbole qu’ils ne pouvaient contrecarrer autrement. Ils le revendiquent. Ils ont porté au cœur de la société la violence comme moyen d’expression et de règlement des différends. Ils se sont attaqués à la liberté, à la laïcité, à la fraternité, autant de valeurs qui fondent le contrat social républicain. Sur le fond, c’est donc bien à un « 11 septembre » que nous assistons.
Cela doit nous interroger sur la société que nous souhaitons collectivement : est-il légitime de mourir pour un dessin ? Quelles réponses individuelles et collectives proposer à ce drame ? Il convient enfin d’interroger les élèves sur ces deux points et de leur permettre de s’exprimer à travers l’écriture ou le dessin. Les productions devront être affichées, expliquées, et surtout discutées.

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Nous ne prétendons pas, à travers cette proposition de séquence pédagogique, aborder toutes les questions posées par l’événement. Par exemple, nous n’avons pas évoqué ici les enjeux géopolitiques qui sous-tendent l’action des terroristes ou les crispations et peurs de la société française qui s’expriment à travers cet attentat. Ces questions peuvent être approchées de manière plus approfondie au lycée.
Il s’agit davantage de libérer la parole d’élèves de collège en l’adossant à un travail raisonné de recherche, de réflexion autour de la médiatisation massive de l’événement. Les élèves peuvent ainsi collectivement en prendre la mesure, en comprendre les ressorts et exprimer, dans un cadre raisonné, leurs remarques, étonnements ou questions.
Passé par le filtre de l’épaisseur historique et de l’éducation aux médias d’information, l’événement prend sens en même temps que l’école joue son rôle, loin de toute démagogie, d’apprentissage des savoirs et de consolidation du contrat social partagé.

Alexandre Lafon, enseignant et docteur en histoire contemporaine,
Université de Toulouse- Jean-Jaurès.

 
1. Nous renvoyons également à un autre article de Gilles Ferragu, publié sur le site du magazine L’Histoire, qui revient sur l’épaisseur historique de la notion d’attentat : « Dix attentats qui ont changé le monde ».
2. Les « unes » disponibles sur le site du Clemi.
3. Un détour par les réseaux sociaux peut être ici proposé pour marquer davantage encore l’idée de vague d’émotion suscitée par l’événement et le soutien apporté à l’hebdomadaire, aux journalistes et à la liberté de la presse.
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Sur le site de l’École des lettres
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• La morale républicaine à l’école : des principes à la réalité, par Antony Soron.
• Lire en hommage ? – Lire les images, par Frédéric Palierne.
• Cogito « Charlie » ergo sum, par Antony Soron.
Le temps des paradoxes, par Pascal Caglar.
Le bruit du silence, par Yves Stalloni.
• Trois remarques sur ce que peut faire le professeur de français, par Jean-Michel Zakhartchouk.
• Paris, dimanche 11 janvier 2015, 15h 25, boulevard Voltaire, par Geoffroy Morel.
• « Fanatisme  » , article du  » Dictionnaire philosophique portatif » de Voltaire, 1764.
• Pouvoir politique et liberté d’expression : Spinoza à la rescousse, par Florian Villain.
Racisme et terrorisme. Points de repère et données historiques, par Tramor Quemeneur.
 La représentation figurée du prophète Muhammad, par Vanessa Van Renterghem .
En parler, par Yves Stalloni.
« Je suis Charlie » : mobilisation collégienne et citoyenne, par Antony Soron.
• Liberté d’expression, j’écris ton nom. Témoignages de professeurs stagiaires.
• Quel est l’impact de l’École dans l’éducation à la citoyenneté ? Témoignage.
L’éducation aux médias et à l’information plus que jamais nécessaire, par Daniel Salles.
Où est Charlie ? Au collège et au lycée, comment interroger l’actualité avec distance et raisonnement, par Alexandre Lafon.
• « Nous, notre Histoire », d’Yvan Pommaux & Christophe Ylla-Somers, par Anne-Marie-Petitjean.
• Discours de Najat Vallaud-Belkacem, 22 janvier 2015 : « Mobilisation de l’École pour les valeurs de la République ».
Lettre de Najat Vallaud-Belkacem à la suite de l’attentat contre l’hebdomadaire « Charlie Hebdo ».
Liberté de conscience, liberté d’expression : des outils pédagogiques pour réfléchir avec les élèves sur Éduscol.
Communiqué de la Fédération nationale de la presse spécialisée.
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Alexandre Lafon
Alexandre Lafon

Un commentaire

  1. Merci pour cette présentation des événements, merci aussi de permettre à tous de la consulter. La démarche est intéressante surtout lorsqu’on travaille dans un contexte « tendu » et avec un public inquiet.

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