Le bruit du silence

Une minute de silence, le 8 janvier 2015
Avec humilité, prudence et tristesse, le signataire de ces lignes invitait il y a peu, dans un court texte, les professeurs à engager le dialogue avec leurs élèves pour aider à comprendre la barbarie criminelle de ces derniers jours et à en surmonter la charge émotionnelle.
Les directives ministérielles ont, dans un premier temps, encouragé la démarche, jugée nécessaire d’un point de vue psychologique autant que pédagogique.
Depuis, d’autres instructions ont préconisé d’observer dans les classes une très symbolique « minute de silence ». Sur les stades, dans des entreprises ou des administrations, au cours de diverses manifestations ou cérémonies, cet instant de recueillement a été souvent observé, tel un dérisoire, mais digne, hommage aux victimes. Il serait indécent de contester la valeur et le sens de ce geste de respect, régulièrement associé, dans les défilés du 11 janvier, à la reprise en chœur de l’hymne national.

 

La ferveur collective ne se décrète pas

La mesure, toutefois, n’a pas eu l’effet escompté dans les établissements scolaires. Les jeunes, en général, n’ont guère l’habitude de cette communion silencieuse, peu conforme à la turbulence liée à leur âge. Mais il y a plus : ce moment de silence chargé de signification suppose l’unanimité, l’adhésion générale aux motifs qui le suscitent. Dans une foule, les réfractaires, les esprits rétifs à cette mobilisation imposée peuvent passer inaperçus et, sans qu’ils approuvent l’attitude, sembler accepter le principe dans la mesure où il correspond à une majorité d’opinion.
Dans une salle de classe, il en va différemment, et l’esprit grégaire ne peut prétendre dissimuler le désaveu individuel et effacer les particularismes. Quelques élèves, mal informés, influencés par des argumentations partisanes ou naturellement rebelles à la pensée dominante peuvent juger déplacée une telle obligation dans l’hommage, et refuser de s’associer à ce qui serait jugé par eux comme une abdication de la libre conscience et du sens critique.
La ferveur collective ne se décrète pas. Le président du Rugby Club toulonnais, Mourad Boudjellal, dans le discours qui précédait l’ouverture d’un match au stade Mayol, a convenu, parlant des caricaturistes de Charlie Hebdo qu’il connaissait personnellement, que « les minutes de silence, ce n’était pas trop leur truc… », laissant entendre que l’impertinence ne s’accorde guère au conformisme, fût-il compassionnel.
 

L’école doit rester le lieu où l’on parle, non où l’on se tait

Nos élèves ont un âge qui autorise l’impertinence et même l’erreur de jugement. Plutôt que les contraindre à se soumettre à un comportement conventionnel, mieux vaut leur donner la possibilité de s’exprimer, entamer le débat, et, à l’occasion, réfuter les raisonnements tendancieux ou pernicieux. Ce qui peut valoir pour des adultes rompus à la tolérance et habitués à saluer le sacrifice de victimes innocentes, même d’un bord opposé, ne semble pas forcément convenir à de jeunes esprits allergiques au compromis.
La minute de silence au collège ou au lycée apparaît en définitive comme une fausse bonne idée. Des précédents nombreux ont montré que loin de rapprocher, elle aurait tendance à diviser, à accuser les différences. Il paraîtrait plus efficace, en ces temps troublés, de la remplacer par une heure d’échange. Les mots, ceux entendus, ceux prononcés, peuvent permettre de surmonter l’émotion ou la peur, de favoriser la solidarité ou la tolérance, de dissiper aussi les malentendus et surtout de combattre les contre-vérités. Le silence, dans certains cas, ouvre au ruminement et à la rancune.
L’école doit rester le lieu où l’on parle, non où l’on se tait. Continuons à militer pour les vertus de la parole.

Yves Stalloni

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Sur le site de l’École des lettres
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Le temps des paradoxes, par Pascal Caglar.
Le bruit du silence, par Yves Stalloni.
• Trois remarques sur ce que peut faire le professeur de français, par Jean-Michel Zakhartchouk.
• Paris, dimanche 11 janvier 2015, 15h 25, boulevard Voltaire, par Geoffroy Morel.
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• Pouvoir politique et liberté d’expression : Spinoza à la rescousse, par Florian Villain.
Racisme et terrorisme. Points de repère et données historiques, par Tramor Quemeneur.
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En parler, par Yves Stalloni.
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Communiqué de la Fédération nationale de la presse spécialisée.
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Yves Stalloni
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